02/07/2025
La guerre russo-ukrainienne n'aurait pas dû avoir lieu
Pour comprendre les raisons véritables de la guerre déclenchée en Ukraine le 24 février 2022 par la Russie, il me semble intéressant de revenir sur un article publié en France le 13 mai 2024 sur le site internet du journal Le Figaro. Signé Gregor Schwung, rédacteur en chef du département de politique étrangère au quotidien allemand Die Welt à Berlin, il expose les termes d’un projet confidentiel d’accord de paix entre les deux pays belligérants. Fruit d’une négociation entamée dès les premières semaines de l’invasion russe, organisée notamment à Istanbul sous la médiation du président turc Recep Tayyip Erdogan, ce projet d’accord se présente sous la forme d’un document de dix-sept pages dont Die Welt a pu consulter la version originale arrêtée au 15 avril 2022, soit sept semaines après le début du conflit. « Il ressort de l’article 18 du projet d’accord, explique Gregor Schwung, que les négociateurs pensaient à l’époque que les deux chefs d’État [Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky] signeraient le document en avril 2022 », sans doute fin avril, lors d’un sommet pour la paix qui finalement n’aura jamais lieu, pour des raisons qui sont encore discutées.
Le plus important est qu’« à sa lecture, comme l’écrit Benoît Bréville dans un éditorial du Monde diplomatique de juin 2024, on mesure les priorités des deux camps, et l’ampleur des compromis auxquels ils étaient disposés pour faire cesser les combats », et notamment le fait que « plutôt que des conquêtes territoriales, la Russie cherche à obtenir des garanties de sécurité à ses frontières ». Pour résumer, d’un côté pour l’Ukraine : neutralité militaire permanente avec renonciation à toute alliance militaire, interdiction de toute base ou toute troupe étrangère sur son sol et réduction des effectifs de son armée et de son arsenal, à laquelle s’ajoute la possibilité d’adhérer à l’Union européenne ; de l’autre pour la Russie : retrait de ses troupes des zones occupées depuis le 24 février, engagement de non-agression vis-à-vis de l’Ukraine, acceptation d’une garantie de sécurité multilatérale par notamment les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Le Monde diplomatique y revient un mois plus tard dans un article de Samuel Charap, politiste à la Rand Corporation, et Serguëi Radchenko, professeur d’histoire à l’université Johns-Hopkins. Ceux-ci tirent quelques grands enseignements des événements de ce printemps 2022. D’abord, « l’ouverture rapide de pourparlers suggère que le président russe a très tôt abandonné l’idée d’un changement de régime » en Ukraine. Puis, suite peut-être aux revers de son armée au mois de mars, la Russie accepte le 29 mars le texte d’un communiqué commun précisément intitulé : Stipulations-clés du traité sur les garanties de sécurité de l’Ukraine. Sont cités comme garants possibles les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies dont la Russie et aussi des pays comme l’Allemagne, le Canada, Israël, l’Italie, la Pologne et la Turquie, avec des obligations très précises pour apporter toute l’aide nécessaire à la sécurité de l’Ukraine et également, l’engagement de « confirmer leur intention de faciliter l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne », alors que Vladimir Poutine en 2013 pressait le président de l’Ukraine de l’époque de ne pas signer un simple accord d’association avec l’Union européenne. Et la Russie va encore plus loin en acceptant de négocier le statut de la Crimée (annexée en mars 2014 et considérée jusqu’alors comme russe) mais dans un délai de quinze ans.
Sur le terrain, ce même 29 mars, l’armée russe met fin à son offensive qui devait être éclair sur la capitale ukrainienne Kiev et se concentre sur le front Est. Tout semble donc aller dans le sens d’un accord de paix prochain même si des désaccords profonds subsistent concernant par exemple le consensus nécessaire ou pas des États garants, ou la taille et la structure de la future armée ukrainienne. Les concessions accordées néanmoins par la Russie mettent en lumière ce qui pour elle n’est pas négociable et qui constitue la ou une des véritables raisons de la guerre : la « neutralité permanente » de l’Ukraine dans le but, comme l’exprime une note de la Fondation pour la Recherche Stratégique, de « reprendre le contrôle de l’Ukraine ».
Il est frappant de constater que ces faits corroborent les propos tenus dans le journal The New Yorker du 1er mars 2022 par le politologue américain John Mearsheimer. Cinq jours après l’entrée de l’armée russe en Ukraine, ce politologue « pense qu’il y a une sérieuse possibilité que les Ukrainiens puissent trouver une sorte de modus vivendi avec les Russes », un compromis. Dans la logique de Mearsheimer, "partisan de la politique des grandes puissances" qui, ajoute l’intervieweur du New Yorker, est "une école de relations internationales réalistes qui suppose que, dans une tentative intéressée de préserver la sécurité nationale, les États agiront préventivement en anticipant leurs adversaires" : « (…) ce que les Russes veulent, c’est un régime à Kiev qui soit à l’écoute des intérêts russes. Il se peut qu’en fin de compte, les Russes soient disposés à vivre avec une Ukraine neutre et qu’il ne soit pas nécessaire que Moscou ait un contrôle significatif sur le gouvernement de Kiev. Il se peut qu’ils veuillent simplement un régime neutre et non pro-américain ».
Par ailleurs, il « semble assez clair » à John Mearsheimer que Vladimir Poutine « est intéressé à prendre au moins le Donbass, et peut-être un peu plus de territoire et l’est de l’Ukraine » et « il semble évident qu’il ne touche pas à l’ouest de l’Ukraine ». Pour lui, cette conquête et celle de la Crimée huit ans plus tôt seraient la conséquence d’une volonté d’expansion occidentale, États-Unis et alliés européens, par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et l’Union européenne (UE), et d’une transformation de l’Ukraine, et aussi de la Géorgie et d’autres pays, en démocraties libérales amies de l’Occident, le tout visant à établir une zone de paix élargie à l’Europe de l’Est. « Je pense que tous les problèmes, précise-t-il, ont vraiment commencé en avril 2008, au sommet de l’OTAN à Bucarest, où l’OTAN a ensuite publié une déclaration disant que l’Ukraine et la Géorgie feraient partie de l’OTAN. A l’époque, les Russes ont clairement indiqué qu’ils considéraient cela comme une menace existentielle ». Mais, « il est très important de comprendre que, jusqu’en 2014, nous n’envisagions pas l’expansion de l’OTAN et de l’UE comme une politique visant à contenir la Russie. Personne ne pensait sérieusement que la Russie était une menace avant le 22 février 2014 », date de la destitution par le Parlement ukrainien du président pro-russe Viktor Ianoukovitch, permettant ainsi l’arrivée au pouvoir du parti pro-occidental et antirusse, et le maintien de l’accord d’association avec l’Union européenne. Date aussi à partir de laquelle s’enchaîneront l’annexion par la Russie de la Crimée, l’offensive ukrainienne contre les forces sécessionnistes de la région ukrainienne russophone du Donbass et l’envoi de commandos russes pour les soutenir (début de la guerre civile du Donbass qui fera au moins 14 000 morts), la formation et l’équipement par l’OTAN (en particulier les Anglo-Saxons) de l’armée ukrainienne, l’accès pour cette dernière au système américain d’information et de renseignement par satellites…
Ce n’est qu’à partir de ce moment-là, selon John Mearsheimer, que les Occidentaux ont commencé à développer la rhétorique d’une Russie agressive, pour lui attribuer toute la responsabilité de la situation, cherchant à reprendre position en Europe de l’Est voire à constituer une grande Russie ou même à reconstituer l’empire russe ou l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) en mettant sous sa coupe les ex-pays satellites, voire encore à pousser jusqu’à Berlin ou Paris. Mais pour le politologue américain, « l’Occident, en particulier les États-Unis, est le principal responsable de ce désastre. (…) S’il n’y avait pas eu de décision de déplacer l’OTAN vers l’Est pour inclure l’Ukraine, la Crimée et le Donbass feraient aujourd’hui partie de l’Ukraine, et il n’y aurait pas de guerre en Ukraine ». D’où son "conseil" à l’Ukraine alors que l’offensive russe vient seulement de débuter (nous sommes le 1er mars), d’adopter une stratégie de prise de distance avec l’Occident et surtout les États-Unis, et de tenter de trouver un terrain d’entente ou un accord avec les Russes. C’est en effet ce que l’Ukraine fera jusqu’à la rupture des négociation fin avril, début mai.
John Mearsheimer n’est pas le seul à défendre cette thèse d’un Poutine « acculé à la guerre par l’OTAN, (…) et afin de sécuriser le Donbass et la Crimée » (Guerre en Ukraine - Les origines du conflit, site Hérodote). En France, l’ancien ministre des affaires étrangère Hubert Védrine s’est positionné très rapidement du côté des diplomates dits "réalistes" et faisait part de ses réflexions notamment au Figaro le 24 février 2022. Il rappelait qu’Henry Kissinger, ancien secrétaire d’État et conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, « déplorait il y a une dizaine d’années qu’on ait fait aucun effort après la fin de l’URSS pour associer la Russie à une ensemble de sécurité en Europe ». Et Pascal Boniface, le directeur de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), ne dit pas autre chose dans l’émission Géopolitis quand il avance que « (…) cette guerre aurait pu être évitée si on avait plus traité la Russie comme un véritable partenaire et non pas comme un pays qui ne comptait plus sur la scène internationale et duquel on pouvait finalement ne pas tenir compte ». D’où des « erreurs » occidentales comme « la guerre au Kosovo, l’élargissement de l’OTAN, le déploiement d’un système antimissile qui remettait en cause la parité nucléaire entre Moscou et Washington, l’intervention en Libye ».
La non prise en considération des préoccupations du pouvoir russe était souligné aussi, rappelle encore Hubert Védrine, par Zbigniew Brzeziński, le conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter pendant la guerre froide, qui « considérait que c’était une provocation contre-productive d’annoncer l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan en 2008, et qu’il fallait au contraire bâtir un statut de neutralité, de finlandisation, avec une double garantie pour l’Ukraine et pour la Russie. Ça n’a pas été fait » ni en avril 2022. Et c’est ainsi selon Hubert Védrine qu’« on a contribué à créer un monstre ». On peut citer également un confrère de John Mearsheimer, Stephen Walt qui évoquait un « dilemme de sécurité » dans le sens qu’« il était parfaitement logique que les États d’Europe de l’Est veuillent entrer dans l’OTAN (ou s’en approcher le plus possible), compte tenu de leurs préoccupations à long terme concernant la Russie. Mais il aurait dû être également facile de comprendre pourquoi les dirigeants russes - et pas seulement Poutine - considéraient cette évolution comme alarmante. Il est maintenant tragiquement clair que le pari n’a pas été payant, du moins pas en ce qui concerne l’Ukraine et probablement la Géorgie ».
Une note de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) est très explicite à ce sujet. Intitulée Les origines historiques de la guerre en Ukraine, elle commence par remarquer que « les faits montrent que tous les pays de l’ancien bloc de l’Est ayant appartenu par la force au pacte de Varsovie ont, dès le début des années 1990, voulu rejoindre l’OTAN, qui est une alliance défensive ». Et en effet, on ne peut ignorer que ces pays qui avaient connu l’occupation soviétique mais aussi auparavant l’influence ou la mainmise de la Russie, souhaitaient se mettre à l’abri de toute nouvelle visée interventionniste ou expansionniste. Et puis, si l’on en croit une analyse dans la Revue des Deux Mondes de Philippe Boulanger, docteur en droit public : « Indépendante en 1991, dotée d’une stabilité territoriale relative entre 1954 et 2014, l'Ukraine n'a cessé d'être un enjeu d'hégémonie continentale entre Washington et Moscou, avec comme interface l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la perspective de la poussée chinoise ». Cela rejoint ce qu’écrivait Zbigniev Brzeziński dans son livre publié en 1997, The Grand Chessboard (Le Grand Échiquier), qui identifiait « les trois leviers qui permettraient aux États-Unis de conserver le premier rôle dans les affaires mondiales au XXIe siècle : contenir la poussée de la Chine, ce qui est lucide ; poursuivre la division des Européens, objectif constant depuis 1945 ; couper la Russie ex-soviétique de l’Ukraine, dont l’arraisonnement donne au Kremlin la possibilité de jouer un rôle mondial ». « Brzeziński qualifie l’Ukraine de "pivot géopolitique". Sans elle, la Russie cesse d’être un empire eurasien. »
D’où l’appréciation de Philippe Boulanger que « l’Ukraine est dans le viseur russe depuis 1991 » et même que « Vladimir Poutine a accentué la pression. En juillet 2021, il prononce un texte programmatique de vingt-cinq pages intitulé "De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens" qui cristallise sa perception des relations entre les deux peuples et légitime l’annexion de l’Ukraine ». Ce qui fait dire au géopolitologue Alexandre del Valle lors d’un entretien paru le 29 février 2024 dans le magazine Valeurs actuelles, que « si l’on avait prêté un peu d’attention au personnage, à sa culture, à ses discours, on se serait aperçu que la volonté de revanche de Poutine existait en elle-même, qu’elle n’avait nul besoin de "provocation" occidentale pour s’exprimer. C’est la nostalgie de la puissance russe à l’ombre du soviétisme qui l’anime. Il veut retrouver cette puissance en usant de vieux outils soviétiques qu’il connaît : les rapports de force, le chantage, la subversion, la guerre. De plus, comme tout dictateur, Poutine ne peut pas supporter que figurent dans son entourage proche d’autres modes de gouvernance que le sien, de peur que le peuple soit tenté. C’est l’Ukraine en voie de démocratisation que cherche à détruire le maître du Kremlin pour garder le contrôle total chez lui ».
Ces raisons profondes et ces intérêts géopolitiques sous-jacents ne doivent pas être sous-estimés. Mais pour revenir à la note de l’IHEDN, il existe aussi des « arguments historiques récents avancés par la Russie », sous forme de quatre principaux griefs qui peuvent apparaître comme de possibles facteurs déclenchants, pour certains déjà évoqués précédemment. Premier grief : le déséquilibre dans les relations internationales dû à la suprématie américaine et qui trouve son expression dans cette phrase prononcée à l’intention des États-Unis par Vladimir Poutine à la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007, soulignant « le dédain pour les principes de base du droit international et un hyper usage quasi irréfréné de la force ». Exemples : les bombardements de l’OTAN sans accord de l’Organisation des Nations Unies contre les Serbes au Kosovo et en Serbie en mars 1999, la décision unilatérale des États-Unis de sortir du traité "Anti-Ballistic Missile" (ABM) signé en 1972 à Moscou ou l’intervention de 2003 en Irak. Deuxième grief : les deux élargissements de l’OTAN à la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999, puis à la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie en 2004 . Troisième grief : l’annonce en avril 2008 de l’adhésion à terme de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN (à laquelle il faut ajouter en juin 2008 le lancement d’un projet de partenariat européen avec les ex-pays soviétiques limitrophes des frontières extérieures de l’Union européenne), adhésion suspendue par la guerre russo-géorgienne en août 2008 aboutissant à l’indépendance des provinces géorgiennes séparatistes de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie soutenues par la Russie. Quatrième grief : les accords de Minsk II (février 2015) non-appliqués, en particulier concernant les séparatistes prorusses. Accords de Minsk II censés résoudre le conflit entre ces derniers et l’armée ukrainienne dans le Donbass et signés également par la France et l’Allemagne, qui n’avaient aucune chance d’être appliqués « comme l’ont reconnu François Hollande et Angela Merkel en avouant qu’ils servaient à faire gagner du temps à l’armée ukrainienne » rappelle Alexandre del Valle.
Quand on pense qu’« après l’URSS, la Russie d’Eltsine et de Poutine a fait énormément de concessions et a avalé beaucoup de couleuvres pour plaire à l’Occident. Elle voulait entrer dans l’Otan, avait instauré un système capitaliste, avait aboli le soviétisme et elle a même ensuite établi une flat tax à 13 %. On était déjà loin du communisme ! Cette Russie avait également accepté, certes contre son gré, l’extension de l’Otan de plus en plus loin vers l’Est, tout en fixant les lignes rouges à la Géorgie et à l’Ukraine » souligne encore Alexandre del Valle. C’est donc l’impression d’un immense gâchis qui domine et d’une invasion russe tout à fait évitable dont les dégâts considérables s’étendent bien au-delà de l’Ukraine. Au moins deux articles signés du général Jean-Claude Allard, chercheur associé à l’IRIS, mettent en avant deux objectifs politiques ou visées stratégiques de l’« opération militaire spéciale » contre l’Ukraine : « D’une part, manifester la détermination russe à s’opposer à l’unilatéralisme américain et tenter de rallier à cette cause une majorité des pays du monde non occidental. (…) D’autre part, obtenir de façon pérenne (…) la souveraineté russe sur la Crimée annexée, (…) l’indépendance des deux républiques autoproclamées du Donbass [et] (…) une bande de territoire pour "nationaliser" la mer d’Azov et contrôler la mer Noire ». Deux objectifs peut-être sur le point d’être atteints ou au moins partiellement par la Russie.
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