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15/09/2021

Le ronron de l'homme programmé

"L'habitude d'agir ou de penser toujours de la même manière" est sans doute une des plaies de nos sociétés humaines. Outre que les habitudes et les préjugés sont "considérés comme faisant obstacle à la création et au progrès" (Le Petit Robert), ils sont aussi un indice révélateur d'une sorte de "programme" qui comme en informatique "effectue une opération répétée souvent". Et qui dit programme dit programmation.

Cette programmation - ou peut-être faut-il l'appeler éducation, instruction, formation... - est à rapprocher de la planification par une organisation administrative, technique... Objectifs, moyens, délais... sont les mots-clés. Elle consiste à coordonner, à réguler, à canaliser le comportement humain et l'activité humaine. Au point que le planning est devenu l'outil incontournable de tout être humain, que le planning est dans toutes les têtes.

L'ordonnancement d'une journée ou d'une année humaine est ainsi fixé, pour ne pas dire figé. Et il n'y a guère de place pour l'initiative, l'innovation, la découverte. Il n'y a plus place pour l'improvisation. Les vies bien ordonnées redoutent le changement, la nouveauté, l'inconnu. La programmation a eu raison en partie de ce qui fait le sel de l'existence : l'imprévu, l'inattendu. L'homme y a perdu aussi peut-être sa spontanéité.

L'organisation du travail ("coordination des activités et des tâches en vue d'accroître la productivité") et l'organisation des loisirs ("partie de la politique de l'environnement relative aux activités non imposées, récréatives"), voilà ce qui régit la condition humaine. Au travail comme dans ses loisirs, la programmation ou la "surorganisation" conduit l'homme à ne plus pouvoir penser, parler et agir que dans le cadre imparti.

Dans ce genre d'organisation sociale et politique qui a droit de regard sur ses membres, la manière d'être, de vivre, de se conduire s'impose. L'homme d'ailleurs se sait surveillé. Il surveille ce qu'il fait, ce qu'il dit, il se surveille. En liberté surveillée, il doit rendre compte régulièrement de ses activités et de ses opinions. Il n'arrive même plus parfois à se libérer, à se rendre libre de toute occupation. Enfermé dans ses servitudes.

Tout est prévu, tout est organisé dans nos sociétés "formatées", pour l'occupation des individus noyés dans la masse. Et le programme interne de chacun d'entre eux lui dicte sa vie qui ainsi «se déroule, toujours pareille, avec la mort au bout» écrivait Maupassant. Une succession sans interruption d'actes se répétant indéfiniment, un pilotage automatique où la conscience, la réflexion et la volonté ne semblent pas indispensables.

14/06/2021

Envolé ! l'esprit des pionniers

«Homme libre, toujours tu chériras la mer !» écrivait Baudelaire, qui aurait pu ajouter les hautes terres, les airs, le désert... Le marin, le montagnard, l'aviateur, le nomade, voici en effet quelques exemples d'hommes libres qui se confrontent aux forces de la nature. L'homme de la terre fut aussi un homme libre quand la Terre était un grand jardin à chasser, à pêcher, à cueillir, à défricher, à cultiver, à domestiquer.

Mais la domestication ne s'appliqua pas seulement à la nature, elle s'appliqua aussi à l'homme, à sa propre nature. Si la Genèse lui commande de «se soumettre la Terre et de la dominer», il n'était pas écrit que la société humaine artificielle ainsi édifiée, allait à la longue le dominer, le soumettre. L'ironie veut que croyant domestiquer la Terre, c'est lui-même que l'homme domptait, asservissait, assujettissait.

Au lieu d'apprivoiser la Création, l'homme voulut la maîtriser pour l'utiliser. Et au lieu de s'affranchir, de s'émanciper, de se libérer, l'homme fut mis dans la dépendance et comme la Création, maîtrisé pour être utilisé. «Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme» disait Rousseau. L'homme aurait-il renoncé à lui-même pour devenir un individu totalement conditionné, n'utilisant plus son libre arbitre ?

«L'homme, serviteur de l'automate, deviendra lui-même un automate, un robot» prophétisait Georges Duhamel, qui donnait par ailleurs le contrepoison : «Créer, en définitive, est la seule joie digne de l'homme». La création plutôt que la destruction, l'imitation, le néant. La création pour que l'homme soit lui-même, invente et édifie un monde durable. La création pour qu'il se perpétue dans ses enfants et dans son œuvre.

«On ne triomphe du temps qu'en créant des choses immortelles» pensait Chateaubriand. Qu'y a-t-il d'immortel dans les réalisations de l'homme aujourd'hui ? Hier encore, des hommes, qui survivent pour toujours dans nos mémoires, chérissaient plus que tout la liberté. Ils s'appelaient Guillaumet, Mermoz, Saint-Exupéry. Ils étaient aviateurs et pilotes de l'Aéropostale, l'une des dernières grandes aventures humaines.

C'était la liberté qui les poussait à risquer leur vie. Et c'est la liberté qui poussa Saint-Ex, créateur et acteur, à repartir pour une dernière mission, avec peut-être au fond du cœur le désir d'en finir, lui qui se sentait «comme un survivant». «Si je suis descendu, écrivait-il, je ne regretterais absolument rien. La termitière future m'épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j'étais fait pour être jardinier.» Comme tout homme peut-être.

27/02/2017

Vivons-nous la vie que nous voulions vivre ?

Que sommes-nous devenus ? C'est la question que nous devrions nous poser eu égard aux promesses de notre jeunesse, en souvenir d'elles. Qu'espérions-nous alors ? devenir riche et célèbre ou du moins devenir quelqu'un ? c'est-à-dire "un homme ou une femme de valeur, ayant une forte personnalité", et non "une personne indéterminée". Ou peut-être devenir quelqu'un de bien plutôt que devenir quelqu'un d'important ? Ou les deux ?

Espérions-nous aimer et être aimé, fonder un foyer ? Espérions-nous dans le progrès, l'amélioration de la vie, de notre situation, des conditions de travail, de notre santé, de notre sort… ? Quelle carrière comptions-nous suivre ? De quel destin rêvions-nous ? Quel sens souhaitions-nous donner à notre existence ? Qu'attendions-nous de la vie ? Et que sont devenues nos bonnes résolutions ? Qu'avons-nous fait de nos talents ?

Avons-nous fait fructifier nos dons ? Ou végétons-nous, ne nourrissant plus aucun espoir ? menant une existence à la petite semaine, entre "Ne prendre aucun risque" et "Ne rien faire" ou "En faire le moins possible" ou "Faire ce qu’on a toujours fait", revenant à rester inerte, sans réaction. Où est-elle la belle énergie intellectuelle ou morale de nos vingt ans ? Est-ce que l'«0n est sans feu ni lieu. Sans foi ni loi. On passe» selon les mots de Sartre ?

Croyons-nous vraiment encore à ce que nous faisons et mettons-nous du cœur à l'ouvrage ? "A cœur vaillant rien d'impossible". A cœur défaillant rien de possible. Vivons-nous dans une société d'acteurs désabusés, comme le pense Eric Dupin, journaliste, essayiste et enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris, dans son livre Une société de chiens au Seuil ? N'y en a-t-il que pour les petits calculs et les grands intérêts ?

Sommes-nous encore capables de débattre avec passion, de discuter âprement, de nous disputer, de parler d'autre chose que de généralités ? Ou André Gide avait-il raison qu'«On ne s'entend que sur les lieux communs. Sans terrain banal, la société n'est plus possible» ? Sommes-nous condamnés au bavardage, à devoir donner des gages pour nous intégrer ? Sommes-nous réduits à parler pour ne rien dire, à ne pouvoir causer qu'à bâtons rompus ?

Que d'espoirs déçus ! «L'idéal moderne de liberté, l'affranchissement de la tradition pour mener sa vie propre, authentique, pour être soi-même - comment cela a-t-il pu déchoir en liberté de choisir le lieu de ses prochaines vacances ? La vie ressemble à une simple mise bout à bout d’émotions, sans autre sens que l’angoisse d’un arrêt. (...) Comment en sommes-nous arrivés à cette monstrueuse insignifiance ? Comment avons-nous pu à ce point nous fourvoyer ?»

* Olivier Rey dans Itinéraire de l'égarement au Seuil