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11/04/2024

Abus sexuels : de la libération à l'impunité

 

La couverture du Télérama de la semaine du 30 mars au 5 avril (n° 3872) est dans la continuité de celle parue six semaines plus tôt, passant d’un passé mal assumé à un présent accablant. Après avoir soutenu malhabilement sa ligne de défense, le magazine culturel ouvre ainsi un nouveau front ; la meilleure défense, c’est l’attaque. L’occasion de revenir en arrière pour comprendre comment la violence l’emporte quand la force manque.

 

La une vaut le coup d’œil : sous un regard masculin, une silhouette féminine s’avance vers nous, lecteurs ou voyeurs, revêtue d’une simple petite robe noire sans manches, dont la longueur, pour tout dire, ne permettrait pas à la nymphette de s’asseoir, notamment face à cet homme au regard insistant. Un surtitre : « Jeunes actrices sous emprise ». Et un titre : « Histoire d’un aveuglement collectif ». Et pour une histoire, c’est une bonne histoire ! De celles qu’on se raconte quelques décennies plus tard pour se rassurer, se justifier, se disculper. Car bien sûr, si c’est la faute à tout le monde, c’est la faute à personne. Et comme l’heure est grave, la directrice de la rédaction se fend d’un éditorial en lettres rouges sous une accroche noire : « Nous n’avons pas su voir », et fait semblant de battre sa coulpe : « (…) les médias (Télérama compris) se sont parfois faits les complices par leurs éloges » pour finir par : « L’époque a changé, nous aussi ». Ah ! l’époque ! Cette satanée époque qui décide pour nous et à laquelle on ne peut résister ; et puis « les médias se sont parfois faits… » pour ne pas dire : des médias se sont faits « les complices », et pas seulement « par leurs éloges ».

Il n’est pire aveugle…

Mais bien sûr, le plus grave n’est pas là. « La télévision, c’est une activité sans mémoire » constatait Patrick Le Lay, un temps PDG du groupe TF1, ce qui est bien arrangeant si l’on ne veut pas se souvenir d’un propos tenu seulement quelques semaines plus tôt voire si l’on ne veut pas assumer l’origine même de son titre. Car tenons-nous bien, le 10 janvier 2024, dans l’émission C ce soir, le psychanalyste Gérard Miller, eu égard à son documentaire de 2011 sur le réalisateur Benoît Jacquot accusé de viol sur mineure par l’actrice Judith Godrèche, se rassurait, se justifiait, se disculpait par ces mots : « Aujourd’hui, je ne pourrais pas réaliser le même film, car nous ne sommes plus dans le même aveuglement collectif (…) ». Oui, vous avez bien lu : « aveuglement collectif ». L’affaire Gérard Miller éclatait dans le magazine Elle daté du 31 janvier avec les premiers témoignages de trois femmes, au nombre aujourd’hui de près de 70. Et Télérama reprenait l’expression de Gérard Miller dans son numéro 3866 du 17 au 23 février 2024 pour en faire son gros titre sous un angle historique. Et pour être gros, c’est en fait gros comme une maison. On se frotte les yeux, est-ce de la complicité, de la connivence ou alors de la complaisance voire de la solidarité dans l’épreuve ou seulement une identité d’analyses ? Patrick Le Lay disait également : « Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise », ce qui n’est pas sans rapport avec cette affaire, des médias se focalisant en effet sur ce qui est original, remarquable, insolite, mais aussi sur ce qui est marginal, déviant, extrême, dans leur obsession de répondre à la question "quoi de neuf ?" et de faire de l’audience, et par leur volonté de sortir de l’ordinaire voire d’influer sur les opinions et les comportements.

On laisse faire mais on plaint et on pleure

Passons sur le : « Nous ignorions la nature et la gravité de ces faits supposés, mais qu’avions-nous sous les yeux que nous n’avons pas su voir, que nous étions alors incapables de voir ? ». Modèle d’incohérence et/ou d’hypocrisie, mais une incohérence et une hypocrisie désormais courantes chez nos élites intellectuelles ou devrions-nous dire dans la bourgeoisie culturelle qui à la manière de cette bourgeoisie du XIXe siècle, se partage entre tolérance et charité avec en plus ici l’équivalent du "Pas d’amalgame !" : surtout ne pas confondre l’artiste ou l’homme et l’œuvre, voire l’artiste et l’homme. D’un côté le baron de l’industrie, l’exploiteur en sa fabrique ou en sa maison close, de l’autre la dame d’œuvre ou patronnesse. Et puis au milieu, « les couches saines » de la société qui ne succombent pas ou succombent moins aux vices, sans doute en partie par manque de temps et d’imagination, mais aussi parce qu’elles ont reçu et intégré une éducation dont n’étaient pas absentes les valeurs morales, ces "bons principes" et les interdits moraux qui vont avec et qui peuvent éviter le passage à l’acte, à l’origine desquels se trouve la Règle d’or, supérieure à toute règle et définie comme une éthique de réciprocité commune à nombre de morales, de philosophies ou de religions. Elle peut être énoncée ainsi : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’il vous fît » ou comme ceci : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux » (Matthieu 7, 12 ou Luc 6, 31). Une autre formulation peut paraître plus pertinente encore, dans la troisième Déclaration des droits et devoirs de l’homme et du citoyen : « Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir ».

"Je t’ai faite, tu es à moi"

Mais passons en effet, car l’article est ensuite un monument de confusion ou de malhonnêteté dont le chapeau donne le ton avec cette ignorance à nouveau revendiquée concernant la « mécanique de domination » à l’œuvre. Certes, la première citation de Judith Godrèche dit tout et règle son compte à la méconnaissance, à l’aveuglement et à la distinction entre art et artiste : « J’ai grandi dans une société complice où l’art était un passe-droit absolu », un passe-droit pour l’artiste. Mais ensuite, ce ne sont que circonvolutions et variations sur le thème bien connu de l’artiste et de son modèle ou de sa muse, du pygmalion et de son égérie, du mentor et de son (sa) disciple… Tout ça pour ne pas désigner ce type de créateur, ce type d’homme (parfois de femme) qui abuse de ce qu’il croit sa créature (qu’il a "faite", façonnée, modelée ou veut "faire"), et cette dernière qui finalement se retourne contre son supposé créateur. Cette "créature" se confondant avec les créations du créateur, qui portent sa marque et dont il se sent possesseur et veut donc posséder : avoir à sa disposition, mieux la connaître qu’elle-même, s’en emparer, la dominer et en jouir, selon le slogan d’une époque : "Vivre sans temps mort. Jouir sans entraves" ; tout un programme avec "Défense d’interdire" devenu "Il est interdit d’interdire" et surtout "Du passé faisons table rase" dans L’Internationale, phrase qui, une fois sortie de son contexte, est devenue l’idée fixe et le fil rouge des idéologies successives jusqu’à nos jours.

Intégrité, vous avez dit intégrité ?

Le rejet de l’ancienne morale rigide et contraignante et d’un mode de vie sobre a libéré les pulsions cupides et concupiscentes avec leur lot d’exploitations, d’humiliations, de violences et d’abus sur les femmes comme sur les enfants, sur les plus faibles et sur les innocents. « Quand la borne est franchie, il n’est plus de limite / Et la première faute aux fautes nous invite » écrivait en alexandrins François Ponsard. Qu’on se souvienne combien étaient portés aux nues "l’art pour l’art" et la « transgression de l’ordre moral et bourgeois » selon les mots de l’actrice, réalisatrice et metteuse en scène Tatiana Vialle citée dans l’article, transgression devenue même comme un des rôles principaux de l’art, et combien était voué(e) aux gémonies tout interlocuteur ou toute œuvre suspecté(e) de "faire la morale" ou d’être édifiant(e). La société de consommation et de loisirs fondée notamment sur la liberté, le refus des frustrations, la remise en cause de l’autorité, l’épanouissement individuel et la recherche des plaisirs est passée assez vite de la permissivité à la perversion sous l’influence des "avant-gardistes" et des "progressistes" qui adorent les excès en tout genre tout en détestant les extrêmes. La logique est toujours la même : dérision, transgression, subversion, inversion. Mais après des décennies d’errements, de dérèglements, l’on pourrait croire que l’amoralité aurait du plomb dans l’aile. Que nenni et la fin de l’article sur la réaction des intéressées en est la preuve, au grand soulagement de Télérama : « Rien à voir avec un retour à l’ordre moral, se rassure en effet l’hebdomadaire. Régulièrement accusées de vouloir aseptiser le cinéma, les actrices qui osent dénoncer les abus revendiquent au contraire leur audace. A l’instar de Clotilde Hesme : "On est prêtes à faire les films les plus subversifs et amoraux, mais dans le respect de notre intégrité physique et psychique sur le plateau. En un mot, avec notre consentement." ». Libre et éclairé ?

Au vu et au su

Mais qu’en est-il du respect de l’intégrité psychique du spectateur ? Pourquoi l’art se devrait-il d’être transgressif et subversif ? Quelle est l’influence de cet art sur les idées et les mœurs ? Et la société peut-elle s’en trouver déstabilisée voire corrompue ? Voilà les seules questions qui comptent. Car la vérité est toute crue, nue et sans artifice comme ces "lolitas" dites « aguicheuses » ou « provocatrices » afin de leur faire porter la responsabilité des instincts, des pulsions, des envies, des désirs et de la volonté de puissance de certains hommes, alors que ce sont eux qui veulent les inciter à la débauche. Et cette vérité est qu’un petit monde de demi-mondains et de complices de la culture, de l’université, des médias, de la politique… voyait, savait et consentait. La révolution ou libération sexuelle a fait passer pour une part la sexualité comme expression physique d’un sentiment ou d’un désir amoureux à une sexualité "à usage récréatif" permettant toutes les expériences : le sexe pour le sexe. Les cobayes se rebiffant, passons donc à d’autres expériences à l’école, sur les écrans, dans la société…, partout pourvu de court-circuiter les familles, pour éduquer ou rééduquer et non instruire. Après l’hypersexualisation et la pédophilie ou plutôt la pédérastie qui semblent passées de mode (O tempora, o mores), d’autres « programmes », d’autres « modes », d’autres « tendances », réputés souvent progressistes, ont donc pris le relais visant toujours à transgresser et subvertir, visant toujours à faire table rase du passé, défendues par la même intelligentsia rejointe parfois par des associations, des syndicats, des grandes entreprises…

On fouille, on expurge, on sape…

Au commencement était ainsi par exemple une "déconstruction" plutôt engageante, comprise comme une analyse critique et fouillée des textes pour faire ressortir et défaire la construction sous-jacente faite d’idées préétablies, de fausses évidences... Et puis, cette méthode déjà lestée d’une centralité donnée aux rapports de domination et porteuse des germes d’une philosophie relativiste et égalitariste, s’est muée en idéologie remettant en cause la connaissance et la science en focalisant sur des faits minoritaires (et même ultra-minoritaires) afin de refuser toute norme ou en focalisant sur des minorités de fait ou des personnes ou groupes considérés comme vulnérables, jugés discriminés voire opprimés (en fait plutôt marginalisés) afin d’en faire d’éternelles victimes. Fleurtant avec l’obscurantisme car basée souvent sur des notions abstraites voire des opinions, des croyances, des sentiments, des impressions, des intuitions… et non sur des savoirs consolidés, les adeptes de cette idéologie avec toutes ses déclinaisons autour du sexe et de la race, manient facilement l’invective et, dans leur dérive sectaire, veulent interdire tout propos considéré comme offensant, et donc la liberté d’expression et même la liberté de conscience. Au bout du compte, la "déconstruction" apparaît comme une entreprise de "décérébration" et de destruction de la culture occidentale et de l’occident lui-même (de tout temps sexiste, raciste…) doublée d’un terrorisme intellectuel. Un pur nihilisme.

Fruits de leur éducation ou sujets d’expériences ?

Comment une civilisation pourrait-elle garder le moral quand la morale est vilipendée et renvoyée à la sphère privée, aux circonstances et à un point de vue personnel ? « (…) On l’enferme dans le privé irréductible » dit le juge Édouard Durand à propos de « (…) la parole des victimes (…) si souvent étouffée » ; on pourrait dire de même pour la morale, comme étouffée parce qu’enfermée dans le privé. Plutôt que de s’appuyer sur la tradition, des apprentis-sorciers ont cru pouvoir partir de zéro, en privilégiant l’immanence à la transcendance, le "Ça" au "Surmoi", en niant l’existence d’une morale universelle et la nécessité d’éduquer la conscience morale, en réduisant au minimum les règles à apprendre, en réduisant à peau de chagrin la transmission d’une culture classique et de l’histoire, en négligeant la formation du caractère et de la sensibilité… Le fruit de ces expérimentations pédagogiques ou éducatives sur de jeunes cobayes a été l’émergence d’adulescents manquant de volonté, de mémoire, de sens historique, de sens de la responsabilité… et aussi de patience, d’exigence, de respect, incapables de s’inscrire dans une continuité, une succession et donc incapables de poursuivre, de construire, et pouvant verser aisément dans le fanatisme et l’infantilisme, où ce qui satisfait les désirs et les plaisirs est bien, et ce qui les contrarie et les empêche est mal. Croyant même pouvoir "se faire tout seul" et "se refaire" et n’en faire qu’à leur guise.

Bientôt la fin de cette « bouffonnerie » ?

Cette idéologie comme les autres devrait finir par tomber, laissant à terre ses victimes dont certaines qui se retourneront contre les fauteurs de trouble (dans le genre) : « ces briseurs professionnels de tabous, ces applaudisseurs de toutes les désinhibitions, ces bénisseurs de toutes les transgressions et ces encenseurs de toutes les violations d’interdits », bref les âmes damnées de notre époque qui l’aident à « croître et embellir en violence, en barbarie, en bestialité », comme le disait le regretté Philippe Muray. « Ces maléfiques » qui ne s’interdisent rien pour interdire l’examen de « leur œuvre » qui ainsi « étend ses méfaits », et pour « empêcher que leurs exactions soient connues en détail ». On imagine déjà les unes et les articles qui reviendront sur ces décennies d’emballements, d’égarements. On imagine déjà les « Nous ignorions », « Nous n’avons pas su voir », « L’époque a changé, nous aussi », etc. On pourrait peut-être même imaginer un titre qui aurait tout pour plaire et qui claquerait bien, un titre qui amalgamerait et disculperait, un titre qui pourrait donner bonne conscience. Que diriez-vous de : Histoire d’un aveuglement collectif ?

Le retour à la loi souveraine

Maintenant que le mal est fait ou qu’il est encore en cours, Télérama et ses deux grands témoins, Édouard Durand et Judith Godrèche, s’alarment de l’impunité qui pourtant très logiquement, du fait de l’intimité généralement de l’acte, de l’immunité parfois accordée dans le passé et de l’extraordinaire extension des libertés publiques et des droits de la défense, frappe également les « violences sexuelles ». « Leur combat contre l’impunité » comme le titre le magazine, est louable mais fait l’impasse sur des décennies d’une "libération" sexuelle où les interdits moraux étaient interdits et où donc il ne pouvait y avoir punition puisqu’il n’y avait pas faute. Ni condamnation ni peine vu qu’il n’y avait ni crime ni délit grave.  L’« aveuglement collectif » du Gérard Miller de janvier et du Télérama de février cède la place au « déni collectif » du juge Durand en avril, avec toujours cette tendance à viser une responsabilité partagée par tout un chacun alors qu’elle est concentrée, limitée, restreinte, circonscrite et en fait "pluri-individuelle" et plutôt mal assumée ou pas assumée du tout. « Faire du cinéma est une sorte de couverture pour des mœurs de ce type-là » assumait lui Benoît Jacquot dans le documentaire de Gérard Miller. Mais cette vérité-là n’était pas cachée à tout le monde et la dissimulation serait plutôt au cœur de ces couvertures médiatiques. Quand la force de l’enracinement s’estompe, quand la force morale est insuffisante, quand la force de la morale collective fait défaut, quand la force de l’autorité de l’État s’amenuise, quand les forces de l’ordre et la force de la loi sont affaiblies, la violence se libère et ses victimes sont toujours les mêmes. Il suffit de regarder à quoi s’en prennent les prédateurs dans la savane africaine : les plus petits, les plus âgés, les handicapés, les blessés, les malades, les femelles. Et regardons ensuite notre société et ce qu’elle est capable de faire, et en partie par… humanité, au nom de la liberté ou dans un souci d’égalité. Cela va bien au-delà de simples abus de pouvoir venant de « notre bourgeoisie » « dans cette société patriarcale » comme le prétend hasardeusement Judith Godrèche. Et il faut attendre la toute fin de l’entretien pour qu’Édouard Durand touche enfin à l’essentiel en affirmant que « (…) la loi doit reprendre une place beaucoup plus structurante. On ne peut plus accepter la position du spectateur qui consent à ce que la transgression de la loi devienne la loi (…) ». Autre manière de rappeler que le Barbare, selon Aristote, « est celui qui ne vit pas sous des lois ». De même qu’il faut rappeler que l’exception doit confirmer la règle et ne pas servir de prétexte pour remettre en cause la règle. La relativisation, la banalisation, la généralisation, voilà ce qui guette l’exception. Et tout à coup, ce qui était exceptionnel devient régulier, habituel et finalement normal. On ne saurait mieux dire, mais Télérama s’est-il seulement reconnu et la loi sans la morale peut-elle suffire ?

Bien et Mal se rappellent à notre bon souvenir

Les multiples crises qui se succèdent et s’additionnent dans notre société, ont peut-être un point commun, celui d’être de nature morale. Le philosophe, professeur et ancien mathématicien Olivier Rey, dans son livre paru chez Gallimard Le Testament de Melleville, constatait « (…) une organisation sociale, économique et politique où la question des fins [c’est-à-dire des objectifs, du but] se voit plus ou moins expulsée du domaine de la raison par une rationalité instrumentale qui ne se préoccupe jamais que de l’agencement optimal des moyens ». Accaparée par la recherche de solutions techniques à des problèmes qu’on juge techniques alors que c’est la question du bien et du mal qui est posée. L’on pensait pourtant s’en être affranchi - Par-delà le bien et le mal - avec ce capitalisme accepté sans discussion y compris par nombre d’humanistes plus attachés à leur mode de vie qu’aux valeurs et préceptes qu’ils affichent. Et l’on s’aperçoit à la lumière de ces crises qu’en fait c’est le capitalisme combiné au scientisme et au technicisme qui pourrait être devenu « intrinsèquement mauvais » au vu des dommages causés qui ne sont même plus compensés par des avantages ou des bénéfices mais seulement par des profits. La philosophe Simone Weil pensait qu’« il est inévitable que le mal domine partout où la technique se trouve soit entièrement soit presque entièrement souveraine ». Les peuples dits souverains commencent peut-être à s’en apercevoir et à se dire comme Olivier Rey que « Finalement, peut-être l’incapacité criante des sociétés contemporaines à porter remède aux maux qui les accablent (…) trouve-t-elle sa source ultime dans la mise à l’écart de la question du mal ».

Garder la morale pour garder notre humanité

Laissons le mot de la fin à un immense philosophe, Albert Schweitzer. Membre de l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France et lauréat du prix Nobel de la paix 1952, son œuvre demeure ignorée de beaucoup, pas seulement parce qu’elle était écrite à l’origine en allemand, mais aussi sans doute parce qu’il était théologien et pasteur, et également peut-être du fait de son génie, puisque trois fois docteur, en philosophie, en théologie et en médecine, il était aussi un organiste récitaliste de renom doublé d’un musicologue, et le fondateur d’un hôpital à Lambaréné au Gabon où il exerça une bonne partie de sa vie. Pour lui, « Quelque importance que nous attachions à la science et au pouvoir humains, il est pourtant évident que seule une humanité poursuivant des fins morales peut bénéficier dans une pleine mesure des progrès matériels et triompher en même temps des dangers qui les accompagnent ». Il en déduisait que « La condition de toute vraie civilisation » réside dans « l’éthique du respect de la vie » qui « contient (...) en soi tout ce qui peut se révéler comme amour, dévouement, compassion à la douleur, sympathie dans la joie et le commun effort ». Ainsi, le mal est tout ce qui attente à la vie, à la nature et à la dignité humaines, mais aussi tout ce qui attente à toute vie et à la nature. Et il concluait « (...) qu’avec les progrès de la science et de la puissance, la civilisation véritable n’est pas devenue plus aisée à atteindre, mais au contraire plus difficile » et « (...) que nous avons tous à lutter contre les circonstances pour garder notre humanité (…) ».

05/03/2024

Moins on en a, plus on s'étale

«Si c'était à refaire, il faudrait commencer par la culture.» Ainsi parlait Jean Monnet, "un des pères de l'Europe économique" rappelait Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde il y a près de vingt ans. A méditer, au moment où l'on constate que la voie choisie du commerce est en réalité une voie unique et rapide, sans destination. Alors qu'il aurait fallu resserrer l'union entre les Européens, on a choisi d'étendre l'Union à toute l'Europe et même au delà.

La commedia dell'arte passée concernant la Turquie et la prétendue constitution européenne, montrait bien d'ailleurs la confusion qui régnait déjà dans les esprits. Et malgré les costumes et les décors, malgré les pirouettes et les déclamations, il sautait aux yeux que les acteurs improvisaient sur un scénario réglé d'avance. En fait, le projet européen est depuis longtemps réduit au plus petit dénominateur commun et la démocratie réduite à la portion congrue.

D'ailleurs, Sommes-nous en démocratie ? s'interrogeait Jean-Paul Sartre, qui écrivait : «Nous croyons sentir à chaque instant nos libertés et nos droits parce qu'on nous a persuadés d'abord que nous vivions en régime démocratique». L'endoctrinement a toutefois ses limites. Les citoyens sentent de moins en moins leurs libertés et leurs droits. Ils s'aperçoivent progressivement que "ce qui les engage" se décide sans eux.

Les parlements nationaux sont bafoués, les débats escamotés, les discours biaisés. Et l'on assiste impuissant à l'accélération d'un processus qu'on dit nécessaire, où l'économique prime sur le politique, où les politiques ne font qu'accompagner une évolution qu'ils ne peuvent vraiment contrôler, appliquant en cela la célèbre formule de Jean Cocteau : «Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur...».

Les peuples ne sont pas les auteurs de la pièce qui leur est jouée, de leur destin. Et l'on s'étonne qu'ils ne soient pas "bon public" (même si on les a, pour l'instant, à l'usure). Une zone de libre-échange n'a rien d'enthousiasmant. Alors qu'«un véritable projet de civilisation fondé sur notre héritage culturel et nos valeurs communes» susciterait, comme l'écrivaient de prestigieux artistes et responsables culturels dans Le Monde à la même époque, une vraie adhésion.

Sans culture, pas de conscience ni d'histoire collective. Sans références communes, pas de communauté d'Européens. Ceux-ci manquent de repères et l'Europe perd ses repères. Peut-être pourraient-ils les trouver et se retrouver dans cette pensée de Giorgio Strehler, acteur et metteur en scène italien : «L'Europe est une certaine idée de l'homme, avant même la création d'un système de gouvernement», afin de poursuivre l'idéal.

20/02/2024

Des vœux pour l’avenir que l’on veut

Une année qui passe comme une étoile filante, le temps de faire un vœu mais un vœu qui ne serait pas "pieux" : sans espoir de réalisation.

Le temps qui passe, qui nous file entre les doigts, et l’inquiétude sur ce que nous arrivons à transmettre ou pas, sur ce que nous lèguerons aux générations futures.

Un vœu peut être vu comme une prière pour l’avenir, mais comme disait le philosophe Henri Bergson : « l’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire ». Un vœu devrait donc être en rapport avec un "je veux", avec une volonté. Certains avancent par exemple, comme le regretté journaliste Gérard Leclerc, que « la réussite des enfants, c’est la volonté des parents » ; c’est peut-être vite dit et un peu court. Il n’empêche que l’avenir pour une part se crée. La philosophe Simone Weil écrivait : « l’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même ». Et elle disait de même pour l’amour. L’écrivain et aviateur Antoine de Saint-Exupéry pensait qu’« aimer, c’est donner sans attendre de retour et tout acte est prière, s’il est don de soi ».

Que voudrions-nous qu’il nous survive ? Que voudrions-nous laisser en héritage en dehors de quelques biens, d’un patrimoine mobilier ou immobilier ? Qu’avons-nous fait des promesses de notre baptême et de toutes les belles promesses de notre jeunesse ? Que souhaitons-nous pour nos enfants ? D’être des "partisans du moindre effort" ? D’éviter les difficultés ou de ne pas se donner la peine ? De rester des nains refusant de se jucher sur des épaules de géants ? De ne pas savoir choisir et se gouverner ? De se contenter d’être des techniciens ou des spécialistes froids et aveugles, des gestionnaires ou des décideurs plutôt que des visionnaires ou des dirigeants ? De simplement produire et consommer des biens ou des services ? De surtout "en profiter" ?  Voire d’être des assistés ou des rentiers ?

Qu’avons-nous fait de ce qui animait nos parents et les parents de nos parents : l’amour de la sobriété, des joies simples de la vie, l'amour du travail bien fait, l'amour de la famille, l’amour de la patrie (le pays du père), l’amour de la langue maternelle (apprise sur les genoux de la mère), l’amour du livre, de l’écrit, l’amour de la culture classique et des beaux-arts, l’amour de l’histoire, du  patrimoine, l’amour de la raison, l’amour du bien et du bien commun, de la justice, de la vérité, l’amour de la conversation et du débat, l’amour de la convivialité, l’amour du prochain qui va bien au-delà de l’amour de nos seuls proches ou de ceux qui nous sont proches, l’amour du grand, du beau et du bon voire l’amour d’un Dieu "Père" révélé par Jésus-Christ qui fait de nous tous des frères et des sœurs… ?

La frénésie du bonheur que dénonce le philosophe Luc Ferry dans son livre éponyme, cette recherche effrénée de confort, de bien-être, de plaisirs…, fige dans un hic et nunc (ici et maintenant) débarrassé du passé et de l’avenir mais aussi de la réflexion et de la morale qui pourraient amener à se poser des questions et gâcheraient "la fête". D’où la prolifération des « marchands de bonheur », de « la psychologie positive » et des « théories du développement personnel ». D’où aussi l’impression que certains de nos compatriotes se comportent comme des "touristes en leur pays", préoccupés de leur seule situation personnelle.

Le sondeur et analyste Jérôme Fourquet va peut-être plus loin encore avec cette observation d’évidence : « Dans une société comme la nôtre qui est très individualiste, très hédoniste, le réflexe le plus partagé, ce n’est pas celui de l’affrontement, c’est celui de l’évitement » qui fait trouver des moyens détournés dans le meilleur des cas et, dans le pire, confine à la facilité, au laisser-aller, à la faiblesse, à la complaisance ou à la lâcheté.

Les vœux qu’il nous faut former pour ceux que nous aimons et en particulier nos descendants, peuvent être puisés notamment dans des écrits d’écoles qui fondent leur projet sur le mérite dans le but d’assurer l’avenir, celui des enfants mais pas seulement : « offrir à notre pays des personnes qui sachent se donner et servir avec honneur et compétence ». Ou encore : « former de jeunes adultes cultivés, imaginatifs et libres, dotés d’un sens aigu du service et du don. Leur permettre de développer la maîtrise de soi, la confiance en soi, la persévérance et le dépassement de soi, et de découvrir et de vivre le sens de la responsabilité et de l’engagement ». Antoine de Saint-Exupéry disait aussi : « Préparer l’avenir ce n’est que fonder le présent. (…) Il n’est jamais que du présent à mettre en ordre. A quoi bon discuter cet héritage. L'avenir, tu n'as point à le prévoir mais à le permettre ».

Des vœux "les pieds sur terre" se résumeraient donc à cette idée que nous n’avons rien à attendre de l’avenir mais que nous avons tout à agir pour l’avenir, pour "après nous", afin de laisser à nos enfants et aux enfants de nos enfants une civilisation qui aurait à conserver et à défendre ses traditions, à se méfier de l’innovation pour l’innovation et de l’hyperconsommation, et à apprendre des autres civilisations comme, nous explique la professeure de psychologie du temps Ruth Ogden, celle des « Māori de Nouvelle-Zélande, où le centre d’attention lorsqu’ils se déplacent dans le temps n’est pas le futur, mais le passé. Le proverbe Māori Kia whakatōmuri te haere whakamua se traduit par "Je marche à reculons vers l’avenir avec les yeux fixés sur mon passé" ».

Commençons donc par changer la formule habituelle adressée à nos proches et nos relations : « Que cette année nouvelle vous apporte… », pour l’inverser : « Que vous puissiez apporter durant cette nouvelle année à votre famille et à vos enfants, à votre entreprise et à ses collaborateurs, à vos projets et ceux qui y coopèrent, à votre ou vos associations, votre commune, votre département, votre région, à notre France et à ses citoyens… ce qui fera leur développement, leur élévation, leur édification, leur réussite, leur joie…, et finalement leur bonheur et donc votre bonheur ».

Que pourrions-nous souhaiter de mieux en effet que de trouver le bonheur par cet "agir pour l’avenir" dans notre vie personnelle, familiale ou professionnelle ? Afin « de le rendre possible » comme l’écrivait Antoine de Saint-Exupéry et pour ne pas avoir à dire qu’on n’a "pas voulu tout ça", ou comme l’actrice Louise Brooks : « Nous sommes tous égarés. Ma vie ne fut rien » ; elle qui pensait qu’« un homme ne compte que dans la mesure où il agit, aime et incite les autres à agir et à aimer, bien plus que par ce qu’il laisse derrière lui ».

 

« Mais n'espère rien de l'homme s'il travaille pour sa propre vie et non pour son éternité »

(Citadelle - Antoine de Saint-Exupéry).