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26/02/2019

Un monde en rupture avec la pensée ?

«On cesse de penser quand on veut se soustraire aux contraintes du langage» écrivait Nietzsche. Par la parole mais encore plus par l'écriture, la pensée s'exprime en respectant un code qui permet de se comprendre, de s'entendre. Manquer aux règles de grammaire, à la syntaxe, à l'orthographe et manquer de vocabulaire, c'est à coup sûr ne pas avoir les idées claires. Le langage traduit la pensée, mais la structure aussi.

Le langage oral est une vieille histoire. Des spécialistes la font remonter à -100 000 ans au Proche-Orient et à - 50 000 en Europe. Pas facile de dater sans preuves tangibles. Seuls certains usages ou certaines coutumes de nos ancêtres supposant une transmission (comme des processus de fabrication ou les funérailles), rendent possible la détermination de l'origine de ce mode de communication.

La parole a permis à l'espèce humaine de se libérer du "matériel" et du "quotidien". Cette "abstraction" est à la source du progrès de la pensée (des vies terre-à-terre, monotones et banales pourraient-elles alors être cause de sa régression ?). Mais il faut attendre l'écriture - représentation de la parole - et l'invention de l'imprimerie pour donner à la pensée un support solide, durable et fiable : tremplin pour prendre son essor.

Le manuscrit et l'imprimé ont alors leur heure de gloire. Au départ réservés à une élite, ils deviennent progressivement et avec l'instruction publique, les principaux vecteurs de l'information et de la culture. C'était avant l'arrivée de l'audiovisuel et du multimédia plus globalement. Aujourd'hui la télévision, le cinéma, la radio, la vidéo sur l'internet... l'emportent sur le langage écrit, pourtant indispensable à toute réflexion sérieuse sur "le monde comme il va".

L'écrit, quand il n'est pas "de divertissement", se trouverait-il dans la même situation qu'à ses débuts ? Et ne vivons-nous pas un retour à une sorte de tradition orale ? Avec ces flots de paroles destinées avant tout à distraire, qui provoquent la dispersion de l'esprit, l'éparpillement des idées, et mettent en péril leur transmission et celle des connaissances. «Les paroles s'envolent et les écrits restent.»

Si selon Renan «Ce sont les idées qui mènent le monde» ; sans idées, où va le monde ? Et si selon Descartes «Je pense, donc je suis» ; qui ou que suis-je si je ne pense plus ? Nos sociétés surpeuplées et "surorganisées" effacent déjà les individualités. A privilégier "le sensible" à "l’intelligible", on oublie qu'au sens propre comme au figuré, il n'y a pas loin de brûler les livres à brûler les hommes.

21/11/2014

Lire pour "lire au-dedans de la réalité"

Comment "bien juger" ? c'est-à-dire avoir du discernement, «soit, comme l'écrit Frédéric Schiffter, une capacité de lire "clairement et distinctement" au-dedans de la réalité afin qu'on en retire quelque savoir et, si possible, quelque moyen de s'y repérer - mais aussi une capacité qui suppose de faire violence à notre esprit spontanément enclin à se vautrer dans les valeurs, les préjugés et les croyances qui saturent la réalité de sens».

Ce professeur de philosophie dans son livre Pensées d'un philosophe sous Prozac paru aux éditions Milan, pense que «Chercher à lire au-dedans de la réalité, alors qu'elle se présente - ou qu'on nous la présente - comme lisible, est (...) ce qu'on appelle l'intelligence (...)». Et pour y parvenir, il ne voit qu'un moyen : la lecture, mais pas n'importe laquelle, celle principalement des auteurs qui obligent à «penser contre soi-même».

Mais ces auteurs, philosophes, penseurs, historiens, sociologues, grands romanciers notamment, exigent un préalable : savoir lire. Or, «le livre (...) se voit destitué de sa suprématie en son propre royaume» : l'école. «Considéré naguère comme la voie royale menant au savoir, voilà le livre pour cela même rabaissé au statut de simple "support écrit" à égalité de prestige avec les autres "supports" - audio-visuels, informatiques - (...)».

«Dès lors, la lecture qui implique (...) solitude, silence, effort personnel de compréhension, devient suspecte d'élitisme et d'incivisme. Un lycéen qui s'élève au-dessus de son âge par le plaisir intelligent de la lecture, se voit accusé par ses congénères, préférant barboter dans la jubilation cucul de la fête, de vouloir s'élever au-dessus d'eux.» C'est vrai pour tout lecteur auquel on reproche l'ampleur de vision qu'on n'a pas. Mais la faute à qui ?

«S'isoler pour lire», «se cultiver», à quoi cela sert-il quand on peut communiquer ou s'informer ? «Par nature individuelle, la culture par le livre singularise ; s'adressant à tous, l'information par l'écran socialise. L'important, c'est de participer.» Se préparer à la vie en entreprise, c'est apprendre à travailler en groupe, utiliser les nouvelles technologies de l'information et de la communication, le tout en français sommaire, franglais ou "basic english".

«La mémoire historique», le «logos» ("la Raison humaine incarnée par le langage"), «l'imagination» se dissipent. On ne lit plus, on surfe, on survole ; on n'écrit plus, on pianote, on tapote ; on ne converse plus, on "parlote", on papote. «Ainsi branchées sur toutes les formes d'intelligence artificielle et virtuelle, les jeunes cervelles peuvent-elles se déconnecter sans le moindre complexe du seul site de l'intelligence réelle : le livre.»

31/10/2014

La raison contre tout le monde

Une tribune libre d'un professeur certifié de philosophie, Michael Smadja, dans Le Monde en 2007 nous parlait plus de notre société que beaucoup d'études savantes. «Les érudits tricotent les chaussettes de l'esprit» disait Nietzsche ; manière délicate d'habiller les "rats de bibliothèque" pour l'hiver. L'accumulation de connaissances peut en effet encombrer le cerveau. D'où dans une "économie de la connaissance", la petite place faite à la pensée.

Pour ce jeune professeur, le constat est amer : «Les enseignants de philosophie sont désormais dans une position parfaitement réactionnaire face à l'institution scolaire et face à la société tout entière». «Ils ont le sentiment d'affronter un univers entier d'ignorance, d'approximation et de non-sens, soutenu par une idéologie générale de la subjectivité.» Et «s'accrochent (...) à un savoir, à des formes et à un langage qui n'ont, paraît-il, plus cours».

Mais, écrit-il, «l'exercice de la raison est à ce prix, celui d'une expression écrite et orale précise, appuyée sur une culture étendue. Il n'y a pas de raison en acte dans l'obscurité d'un langage sommaire, ni dans la clarté blême d'un monde sans passé». Les voilà donc ces professeurs de philosophie dans le mauvais rôle, "dos au mur" avec ceux de lettres et d'histoire, à «défendre la culture en général, les livres, l'histoire, le sens lui-même».

«Les défendre contre (...) l'idéologie individualiste et matérialiste, la séduction (...) des produits de divertissement, tous les moyens de communiquer du néant à la vitesse de la lumière.» De plus, «l'école ne veut plus former des citoyens éclairés par l'apprentissage de l'inutile. Elle fabrique des ingénieurs efficaces et des cadres soumis, et pour le reste, des serfs plus ou moins enthousiastes à l'idée de remplir des tâches vides de sens».

Les professeurs de philosophie doivent donc déployer des trésors d'imagination pour séduire, provoquer l'étonnement et «démontrer les contradictions de ce monde devant des esprits élevés au nihilisme qu'aucune contradiction ne déstabilise plus». «La raison est un effort de l'esprit pour emprunter un chemin qui n'est pas la pente naturelle de l'individu, et qui le contraint à s'élever plus haut que lui-même» «pour observer le monde». Effort surhumain ?

Effort nécessaire. «Devenir un citoyen, c'est cesser de n'être qu'un individu en lutte pour lui-même. Devenir un être moral, c'est cesser de n'agir que pour son intérêt. Devenir un être humain, c'est s'élever au-dessus de l’immédiateté et de la satisfaction facile de toute pulsion. Voilà qui n'est pas très libéral (...). Eh bien c'est cette possibilité de devenir autre chose que ce que l'on est, d'être autre chose qu'un produit, qui est en péril aujourd'hui.»