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10/12/2019

La culture en voie d'américanisation ?

Nous évoquions dernièrement la mondialisation et Jean-François Revel pour lequel «La superpuissance américaine résulte pour une part seulement de la volonté et de la créativité des Américains ; pour une autre part, elle est due aux défaillances cumulées du reste du monde : la faillite du communisme, le naufrage de l'Afrique, les divisions européennes, les retards démocratiques de l'Amérique latine et de l'Asie». Rappelons toutefois que nous étions alors en 2002.

Les Etats-Unis dominent ainsi le monde, économiquement, technologiquement, militairement et culturellement. Encore faut-il s'entendre sur le dernier terme. Dans le sens restreint - la culture comme «hautes manifestations créatrices» (littérature, peinture, musique, architecture...) - «la civilisation américaine est certes brillante, mais elle n'est pas la seule, ni toujours la meilleure» affirmait Jean-François Revel.

En revanche, pour ce qui est de la culture au sens large - la culture de masse - «La presse et les médias américains parviennent dans le monde entier. Les manières de vivre américaines - vêtements, musique populaire, alimentation, distractions - séduisent partout la jeunesse. Le cinéma et les feuilletons télévisés américains attirent, sur tous les continents, des millions de spectateurs (...).

L'anglais s'impose de facto comme la langue de l'Internet et se trouve être, depuis longtemps, la principale langue de communication scientifique. Une bonne part des élites politiques, technologiques et scientifiques des nations les plus diverses sont diplômées des universités américaines». L'uniformisation américaine ne concernerait donc au pire que cette culture de masse, ni profonde, ni essentielle.

Les notions d'exception culturelle ou de diversité culturelle sont-elles alors pertinentes ? Non, répondait Jean-François Revel qui y percevait une façon dissimulée d'instaurer un protectionnisme. Pour lui : «L'isolement n'engendre que la stérilité». «La diversité culturelle naît de la multiplicité des échanges» et «elle n'a jamais été aussi grande.» Et ajoutait-il, «Si le talent a parfois besoin d'aide, l'aide ne fait pas le talent».

«L'affermissement et le rayonnement d'une culture reposent sur un fondement essentiel : l'ampleur et la qualité de l'enseignement (...) et son adaptation aux évolutions de la connaissance.» La décadence culturelle, il la voyait donc plutôt venir de chez nous : dans le déclin du niveau de nos études, dans la tendance suicidaire à détruire notre propre patrimoine culturel, dans l'appauvrissement et le dérèglement de notre langue.

Près de vingt ans plus tard, nous sommes-nous ressaisis, redressés et libérés ou préférons-nous avoir l'âme d'un valet ?

07/03/2014

Se dépasser par la pensée

«Penser est autre chose que connaître (...), écrivait Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne. La pensée (...) n'a ni fin ni but hors de soi : elle ne produit même pas de résultats ; non seulement la philosophie utilitariste de l’homo faber, mais aussi les gens d'action, les admirateurs des succès scientifiques, ne se lassent jamais de montrer à quel point la pensée est "inutile" (...).» Inutile dans une économie de la connaissance.

Et voilà pourquoi peut-être des têtes bien pleines peuvent n'avoir aucune disposition pour penser. Hannah Arendt distingue la pensée de la faculté de connaître par la perception, la mémoire..., et du pouvoir de raisonnement logique ; cette faculté et ce pouvoir formant ce qu'on appelle couramment l'intelligence, «l'intelligence que l'on peut mesurer par des tests comme on mesure la force corporelle», tests qui permettent la sélection.

Mais poursuit-elle : «Il est évident que cette force cérébrale et les processus logiques obligatoires qu'elle engendre sont incapables d'édifier un monde, qu'ils sont aussi étrangers-au-monde que les processus obligatoires de la vie, du travail et de la consommation». Sans pensée, impossible que l'on «transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits pour l'usage».

Et c'est pourtant dans cette transcendance que réside le sens. C'est la pensée qui donne un sens et sans doute son absence qui fait l'absence de sens actuelle. L'esprit boutiquier et bourgeois qui domine ("étroit et corporatiste", "conformiste et sans idéal, préoccupé de son seul confort matériel", voire "incapable d'apprécier ce qui est désintéressé, gratuit, esthétique") n'est peut-être pas étranger à la faillite de la pensée et à l'état du monde.

Léon Bloy dans Exégèse des lieux communs notait dans sa préface : «Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l'homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l'authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules».

Pas de pensée, pas de langage, ou creux, vide de sens. Rien ne survit vraiment sinon des œuvres. Il y a un besoin urgent d'artistes (vivant pour leur art avant d'en vivre) et de philosophes écrivains pour "réenchanter" un monde prosaïque ("Terre à terre", "Qui manque d'élégance, de distinction, de noblesse ; sans poésie") et redonner à l'existence de l'élévation, de la dignité. Se dépasser par la pensée plutôt que passer par la dépense.

15/03/2013

Science sans conscience

Le constat fait il y a trois jours, du mépris longtemps de tout principe de précaution dans le domaine des produits chimiques en Europe, est valable également pour les États-Unis. En tout cas si l'on en croit Noam Chomsky, linguiste et philosophe radical de réputation internationale, professeur émérite au Massachusetts Institute of Technology, et Edward S. Herman, économiste et professeur émérite à la Wharton School de l'Université de Pennsylvanie.

Coauteurs de La Fabrique de l'opinion publique aux éditions Le Serpent à Plumes, ils examinaient dès 1988 la «propagande» de l'industrie chimique, qui lui permet «de fabriquer et de vendre des produits (...) sans aucune preuve préliminaire d'innocuité, alors que l'efficacité du travail de surveillance (...) est compromise par le manque de crédits et les limites politiques imposées aux systèmes de répression et aux tests de contrôle».

Restriction des moyens et des champs d'action à laquelle s'ajoute une perversion bien connue des organismes de contrôle : leur dépendance ; ici, chargée des tests, l'industrie est juge et partie. Conséquence : «Chaque année, le Programme toxicologique du Gouvernement fédéral teste le potentiel carcinogène de dix ou douze produits chimiques sans s'intéresser aux autres dangers potentiels qu'ils pourraient présenter».

Mais chaque année, «entre 500 et 1000 produits nouveaux entrent dans les circuits commerciaux». Pas étonnant donc qu'il n'existe «aucune information précise sur la dangerosité potentielle de 78 % des produits chimiques disponibles». Quant aux 22 % restants, les évaluations ignorent leurs effets à long terme sur l'organisme ou leur impact sur l'environnement, par interaction, accumulation, décomposition...

Les risques seraient "acceptables" et la science "honnête", aux dires des industriels. Mais n'est-ce pas eux qui ont «fabriqué d'innombrables composés (...) étiquetés "sans danger" - du tétraéthyle de plomb dans les carburants aux PCB* dans les piles électriques en passant par l'amiante, le DDT**, la dioxine - tous connus aujourd'hui pour leur dangerosité», et qui ne les ont retirés du marché que contraints et forcés ?!

Pour «vendre sans aucune entrave», les auteurs citaient aussi le recours à des scientifiques aux avis divergeant de ceux de chercheurs indépendants, la falsification de résultats, l'abaissement de normes réglementaires ou le paravent des "Précautions d'emploi". Selon Jean Bernard, «La science trouve toujours les moyens pour réparer ses erreurs». Belle certitude ! Qui "fait une belle jambe" à toutes les victimes entre-temps.

* PCB : polychlorobiphényle  ** DDT : dichloro-diphényl-trichloréthane ; insecticide