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07/03/2014

Se dépasser par la pensée

«Penser est autre chose que connaître (...), écrivait Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne. La pensée (...) n'a ni fin ni but hors de soi : elle ne produit même pas de résultats ; non seulement la philosophie utilitariste de l’homo faber, mais aussi les gens d'action, les admirateurs des succès scientifiques, ne se lassent jamais de montrer à quel point la pensée est "inutile" (...).» Inutile dans une économie de la connaissance.

Et voilà pourquoi peut-être des têtes bien pleines peuvent n'avoir aucune disposition pour penser. Hannah Arendt distingue la pensée de la faculté de connaître par la perception, la mémoire..., et du pouvoir de raisonnement logique ; cette faculté et ce pouvoir formant ce qu'on appelle couramment l'intelligence, «l'intelligence que l'on peut mesurer par des tests comme on mesure la force corporelle», tests qui permettent la sélection.

Mais poursuit-elle : «Il est évident que cette force cérébrale et les processus logiques obligatoires qu'elle engendre sont incapables d'édifier un monde, qu'ils sont aussi étrangers-au-monde que les processus obligatoires de la vie, du travail et de la consommation». Sans pensée, impossible que l'on «transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits pour l'usage».

Et c'est pourtant dans cette transcendance que réside le sens. C'est la pensée qui donne un sens et sans doute son absence qui fait l'absence de sens actuelle. L'esprit boutiquier et bourgeois qui domine ("étroit et corporatiste", "conformiste et sans idéal, préoccupé de son seul confort matériel", voire "incapable d'apprécier ce qui est désintéressé, gratuit, esthétique") n'est peut-être pas étranger à la faillite de la pensée et à l'état du monde.

Léon Bloy dans Exégèse des lieux communs notait dans sa préface : «Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l'homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l'authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules».

Pas de pensée, pas de langage, ou creux, vide de sens. Rien ne survit vraiment sinon des œuvres. Il y a un besoin urgent d'artistes (vivant pour leur art avant d'en vivre) et de philosophes écrivains pour "réenchanter" un monde prosaïque ("Terre à terre", "Qui manque d'élégance, de distinction, de noblesse ; sans poésie") et redonner à l'existence de l'élévation, de la dignité. Se dépasser par la pensée plutôt que passer par la dépense.

16/07/2013

Science-fiction ?

Tout ce qui n'est pas établi sur des bases fermes, est facile à ébranler. Sur quoi sont établies notre civilisation et notre définition de l'homme ? La civilisation, d'après le dictionnaire, est l'ensemble des caractères communs aux vastes sociétés considérées comme avancées ou l'ensemble des acquisitions des sociétés humaines (opposé à nature, barbarie). «Tout ce que l'homme a (...) ajouté à l'Homme» disait Jean Rostand.

Quant à l'homme, ses principaux caractères spéciaux sont la station verticale, la différenciation fonctionnelle des mains et des pieds, la masse plus importante du cerveau, le langage articulé, l'intelligence développée, en particulier la faculté d'abstraction et de généralisation. Ajoutons la faculté d'adaptation : l’"aptitude à modifier sa structure ou son comportement pour répondre harmonieusement à des situations nouvelles".

Cette faculté-là, non spécifique à l'espèce humaine, est particulièrement recherchée dans un monde en constante et rapide évolution. Mais jusqu'où est-on prêt à aller pour limiter le nombre des récalcitrants, des "psychorigides" et des inadaptés (sans parler des inaptes et des malades mentaux) ? La difficulté de rééduquer les asociaux, les exclus, les marginaux pourrait-elle nous amener à des mesures plus efficaces en amont ?

La science permettrait-elle un jour d'exercer des "pressions de sélection" pour favoriser la mutation des individus et les rendre adaptables aux mutations de la société ? Et les progrès notamment en psychologie sociale et dans la connaissance du cerveau, accouplés aux progrès de la génétique, des biotechnologies et des nanotechnologies, pourraient-ils donner naissance à un homme nouveau, parfaitement adapté et discipliné ?

Mais cet homme nouveau - sélectionné, amélioré, conditionné, manipulé... - serait-il encore un homme ? Ou aurait-il perdu, comme de toute évidence le libéralisme, son visage humain ? Agissant plus par réflexe que par réflexion, diverti par les "usines à rêves", stimulé ou apaisé c'est selon par les psychotropes, préférant "ne pas savoir"..., il serait le membre idéal d'une société idéale, sans idéal, où régnerait le calme social et politique.

Une société où il serait ainsi possible - peut-on l'imaginer ? - de commander et contrôler à la perfection les processus sociaux, politiques, économiques pour le plus grand "bonheur" de tous, est-ce un rêve ou un cauchemar ? Est-ce la civilisation ou une forme de barbarie, une seconde nature contraire à la nature humaine et à «une existence conforme à la dignité humaine», pour reprendre la Déclaration des droits de l'homme ?