27/02/2025
Se dépasser par la pensée
«Penser est autre chose que connaître (...), écrivait Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne. La pensée (...) n'a ni fin ni but hors de soi : elle ne produit même pas de résultats ; non seulement la philosophie utilitariste de l’homo faber, mais aussi les gens d'action, les admirateurs des succès scientifiques, ne se lassent jamais de montrer à quel point la pensée est "inutile" (...).» Inutile dans une économie de la connaissance.
Et voilà pourquoi peut-être des têtes bien pleines peuvent n'avoir aucune disposition pour penser. Hannah Arendt distingue la pensée de la faculté de connaître par la perception, la mémoire..., et du pouvoir de raisonnement logique ; cette faculté et ce pouvoir formant ce qu'on appelle couramment l'intelligence, «l'intelligence que l'on peut mesurer par des tests comme on mesure la force corporelle», tests qui permettent la sélection.
Mais poursuit-elle : «Il est évident que cette force cérébrale et les processus logiques obligatoires qu'elle engendre sont incapables d'édifier un monde, qu'ils sont aussi étrangers-au-monde que les processus obligatoires de la vie, du travail et de la consommation». Sans pensée, impossible que l'on «transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits pour l'usage».
Et c'est pourtant dans cette transcendance que réside le sens. C'est la pensée qui donne un sens et sans doute son absence qui fait l'absence de sens actuelle. L'esprit boutiquier et bourgeois qui domine ("étroit et corporatiste", "conformiste et sans idéal, préoccupé de son seul confort matériel", voire "incapable d'apprécier ce qui est désintéressé, gratuit, esthétique") n'est peut-être pas étranger à la faillite de la pensée et à l'état du monde.
Léon Bloy dans Exégèse des lieux communs notait dans sa préface : «Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l'homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l'authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules».
Pas de pensée, pas de langage, ou creux, vide de sens. Rien ne survit vraiment sinon des œuvres. Il y a un besoin urgent d'artistes (vivant pour leur art avant d'en vivre) et de philosophes écrivains pour "réenchanter" un monde prosaïque ("Terre à terre", "Qui manque d'élégance, de distinction, de noblesse ; sans poésie") et redonner à l'existence de l'élévation, de la dignité. Se dépasser par la pensée plutôt que passer par la dépense.
11:20 Publié dans Pensée, Sens de l'existence | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : penser, connaître, hannah arendt, condition de l'homme moderne, résultats, philosophie utilitariste, gens d'action, scientifiques, économie de la connaissance, têtes bien pleines, faculté de connaître, pouvoir de raisonnement logique, l'intelligence, tests, sélection, force cérébrale, processus logiques obligatoires, édifier un monde, étrangers-au-monde, vie, travail, consommation, pur fonctionnalisme, pure utilité, transcendance, sens, esprit boutiquier et bourgeois, esprit étroit, corporatisme, conformisme, sans idéal, confort matériel, la faillite de la pensée, l'état du monde, léon bloy, exégèse des lieux communs, le vrai bourgeois, ne faire aucun usage de la faculté de penser, besoin de comprendre, borné dans son langage, oeuvres, artistes, philosophes écrivains, réenchanter un monde prosaïque, redonner à l'existence de l'élévation, de la dignité, se dépasser par la pensée plutôt que passer par la dépense | Facebook |
20/06/2019
L'Art est une ascension
Les premières notes s'élèvent, presque irréelles. Le chœur et l'orchestre de lycéens d'une ville de province ainsi qu'un chœur plus chevronné donnent en concert le Requiem de Verdi. Le chef d'orchestre dirige de main de maître cette œuvre qui aurait mérité une cathédrale plutôt qu'un théâtre étouffant. Foudroyant parfois du regard un public dissipé ici ou là, il tente de tirer le meilleur de ses interprètes.
La salle réunit toutes les générations qui communient autour de ces quelque 200 choristes, sans compter les musiciens dont le vibrato s'explique aussi par la fébrilité et le manque de métier. Les solistes semblent eux-mêmes au commencement incertains, puis progressivement se révèlent, en particulier la mezzo-soprano et la soprano dont la partition, il est vrai, leur permet de briller.
Cette messe des morts qui a l'ampleur de l'opéra et l'intensité du chant sacré est incompréhensible pour le commun des mortels. Ecrite en latin, se référant à la tradition religieuse catholique, elle a théoriquement toutes les chances de n'être pas "reçue" dans nos sociétés "post-chrétiennes". Et pourtant l'assemblée était saisie par tant de majesté, émue parfois presque aux larmes.
Pourquoi une fois achevé le Libera me (Délivrez-moi), nous nous sentions en effet comme délivrés d'un lourd fardeau, à la fois libérés et grandis ? Comme si cette œuvre avait répondu à une envie profonde de nous décharger de nos pesanteurs terrestres et de nos insuffisances pour atteindre l'inaccessible qui nous échappe, qui nous dépasse, mais auquel nous aspirons : l'idéal.
Car si ce n'est l'idéal, qu'avions-nous donc contemplé et écouté durant une heure trente, qui nous avait ainsi éblouis, transportés, comblés et mis dans cet état de félicité ? Les voix et les airs mélodieux n'expliquent pas tout. La signification cachée de cette pièce tout entière dédiée à l'espérance, y était aussi pour quelque chose. Et sans comprendre ou y souscrire, sa hauteur ne nous échappait pas.
Et là un peu perdus après tant de dons et d'abandon, nous redescendions sur terre après nous être hissés vers l'infini. Nous avions entraperçu un monde où règnent la beauté, le sens, l'harmonie et l'élévation, ce qui pourrait bien être aussi une définition de l'Art, cet Art qui révèle notre humanité et nous rend meilleurs, plus sensibles. Un ascenseur moral en quelque sorte.
10:26 Publié dans Art | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : art, ascension, requiem de verdi, messe des morts, opéra, chant sacré, latin, tradition religieuse catholique, sociétés "post-chrétiennes", majesté, idéal, espérance, hauteur, infini, beauté, sens, harmonie, élévation, ascenseur moral | Facebook |
16/11/2018
"Combien ?", est-ce la question ?
"Combien ?" Voilà la question qui compte dans un "système" où tout est concurrence, compétition et rivalité. Combien de temps, combien d'argent, combien de fois...? C'est un adverbe utile quand il s'agit de savoir la quantité, le nombre, pour ce qui est d'une distance, d'un temps, d'un prix, etc. Et c'est sans doute ce qui préoccupe le plus le monde adulte, après les "Pourquoi ?" de l'enfance.
Antoine de Saint-Exupéry, dans son Petit Prince, évoquait ainsi cette obsession des «grandes personnes» qui : «aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d'un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l'essentiel (...). Elles vous demandent : Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? Alors seulement elles croient le connaître».
En fait n'est-ce pas là l'éternelle préoccupation de l'être humain qui par nature tend à évaluer, comparer, se mesurer...? Il paraît même que sans cela, nulle amélioration ne serait possible. Mais peut-on justifier cette confrontation systématique par cette seule envie de progresser, en faisant l'impasse sur une autre explication : l'envie tout court, qui n'est pas que désir et volonté ?
Car l'envie est aussi jalousie, convoitise, lubie, et c'est alors une des plus grandes plaies de l'humanité. Elle est à l'origine de bien des conflits et s'oppose à l'amour vrai et au désintéressement. Elle peut aller jusqu'à la haine en effet de celui ou celle qui a ce qu'on n'a pas. Elle vous mine, vous dévore de l'intérieur, comme une tristesse ou une colère rentrée. Elle vous accable et ne vous lâche plus.
Tout le "système" dans une société de consommation repose ainsi sur l'insatisfaction nourrie par la publicité en particulier. Susciter l'envie, créer des besoins, voilà ses objectifs. Sans cela pas d'achats, pas de croissance. Pas de progrès ? Entretenir ce délire marchand, c'est le défi posé. Il nécessite pour y parvenir la complicité de l'Etat, des médias, de l'école... Et notre soumission.
Mais à quoi bon l'accumulation de biens, de richesses, mais aussi de scores, de records, de promotions, d'honneurs...? Car à la question "Combien ?", la réponse apparaît bien souvent sans intérêt, quand on y réfléchit. Et combien sont-ils ceux qui préfèrent rechercher un sens à leur existence, ou qui regrettent les "Pourquoi ?" de leur enfance ? «Etre ou ne pas être, telle est la question.»*
* Shakespeare
10:48 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : combien ?, concurrence, compétition, rivalité, temps, argent, quantité, nombre, distance, prix, pourquoi ?, antoine de saint-exupéry, le petit prince, chiffres, évaluer, comparer, se mesurer, confrontation, envie, désir, volonté, jalousie, convoitise, lubie, conflits, haine, société de consommation, insatisfaction, publicité, besoins, délire marchand, accumulation, sens | Facebook |