Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28/10/2025

Devenir un homme digne de ce nom

«On entre, on crie et c'est la vie On crie, on sort et c'est la mort Un jour de joie, un jour de deuil Tout est fini en un clin d'œil» écrivait Voltaire. Voici donc l'existence humaine : un clin d'œil à l'échelle du temps. Autant donc tout faire pour que ce temps très court soit un moment de plénitude, en cherchant toujours à s'élever, à progresser, à s'améliorer. D'où pour l'enfant l'importance d'avoir des parents qui s'engagent à l’élever.

Car si élever un enfant, c'est-à-dire l’"amener à son plein développement physique et moral", c'est certes l'entretenir, le nourrir, le soigner, l'éduquer, le former, c'est peut-être aussi l'ennoblir. Pas seulement l'aider à grandir, mais le grandir. Et faire en sorte qu'une fois mûr, il puisse être libre le plus possible, décider vraiment de ce qu'il fera de sa vie. Ce qui est en fait, même dans nos "nations libres", le privilège que de quelques-uns.

Protéger leur enfant du nivellement par le bas qu'on soupçonnerait presque d'être voulu par la société, tel est le défi lancé aux parents. Et pour cela il s'agit pour eux de le considérer dès le début comme un être unique, sans précédent. Jamais vu avant donc, mais également qui ne sera plus jamais vu après. Puis lutter contre l'uniformisation en marche quand la garderie ou l'école le happe pour le préparer au monde, le socialiser.

Le Professeur Hubert Montagner cité par Laurence Pernoud dans son livre J'élève mon enfant chez Pierre Horay Editeur, note que «L'imitation des autres, les interactions et les jeux (...), donnent à chacun l'envie de faire comme l'autre, ou avant l'autre, ou encore mieux que l'autre». Le conformisme commence ainsi peut-être là, de même que la compétition, dans la crèche, la classe et la cour. Et sont même encouragés par des éducateurs.

Pour les parents qui souhaitent que leur enfant se distingue des autres sans se battre pour les places, les "bons points" et les "images", il leur faut lui éviter de "penser comme les autres" en le rendant capable de "penser par lui-même", et en même temps, le porter à penser aux autres au lieu de ne penser qu'à lui-même. Alain disait : «ma vraie devise d'homme : me penser moi-même le moins possible, et penser toutes choses».

Rien ne devrait pouvoir échapper à l'examen critique. Une éducation digne de ce nom devrait éveiller le désir de savoir, inciter à se poser des questions, susciter la remise en question. Faire que chez l'enfant l'ignorance crée un manque et qu'il ait toujours l'envie de le combler, de chercher à apprendre, à comprendre, à devenir meilleur, et qu'ainsi il puisse choisir, décider en connaissance de cause. C'est-à-dire : être un homme digne de ce nom.

27/02/2025

Se dépasser par la pensée

«Penser est autre chose que connaître (...), écrivait Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne. La pensée (...) n'a ni fin ni but hors de soi : elle ne produit même pas de résultats ; non seulement la philosophie utilitariste de l’homo faber, mais aussi les gens d'action, les admirateurs des succès scientifiques, ne se lassent jamais de montrer à quel point la pensée est "inutile" (...).» Inutile dans une économie de la connaissance.

Et voilà pourquoi peut-être des têtes bien pleines peuvent n'avoir aucune disposition pour penser. Hannah Arendt distingue la pensée de la faculté de connaître par la perception, la mémoire..., et du pouvoir de raisonnement logique ; cette faculté et ce pouvoir formant ce qu'on appelle couramment l'intelligence, «l'intelligence que l'on peut mesurer par des tests comme on mesure la force corporelle», tests qui permettent la sélection.

Mais poursuit-elle : «Il est évident que cette force cérébrale et les processus logiques obligatoires qu'elle engendre sont incapables d'édifier un monde, qu'ils sont aussi étrangers-au-monde que les processus obligatoires de la vie, du travail et de la consommation». Sans pensée, impossible que l'on «transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits pour l'usage».

Et c'est pourtant dans cette transcendance que réside le sens. C'est la pensée qui donne un sens et sans doute son absence qui fait l'absence de sens actuelle. L'esprit boutiquier et bourgeois qui domine ("étroit et corporatiste", "conformiste et sans idéal, préoccupé de son seul confort matériel", voire "incapable d'apprécier ce qui est désintéressé, gratuit, esthétique") n'est peut-être pas étranger à la faillite de la pensée et à l'état du monde.

Léon Bloy dans Exégèse des lieux communs notait dans sa préface : «Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l'homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l'authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules».

Pas de pensée, pas de langage, ou creux, vide de sens. Rien ne survit vraiment sinon des œuvres. Il y a un besoin urgent d'artistes (vivant pour leur art avant d'en vivre) et de philosophes écrivains pour "réenchanter" un monde prosaïque ("Terre à terre", "Qui manque d'élégance, de distinction, de noblesse ; sans poésie") et redonner à l'existence de l'élévation, de la dignité. Se dépasser par la pensée plutôt que passer par la dépense.

03/11/2024

Un homme qui n'est plus "habité"

Il est un livre signé David Riesman, qui avait eu un succès considérable à sa parution et dont le titre évocateur est La Foule solitaire, anatomie de la société moderne. Philippe Breton, alors sociologue, chercheur au CNRS et enseignant à la Sorbonne, y faisait référence dans son ouvrage La Parole manipulée paru aux éditions La Découverte en 1997. Il y relevait que le sociologue américain avait vu dès les années cinquante l'apparition d'un "homme d'une espèce nouvelle".

«(...) Il oppose l'individu traditionnel, "intra-déterminé", à l'homme moderne "extro-déterminé". Celui-ci ne dispose plus, pour reprendre les métaphores de Riesman, d'un "gyroscope intérieur", réglé par sa famille et son groupe social, et qui lui sert de guide de comportement défini a priori, mais plutôt d'un "radar" qui lui permet de traiter l'information reçue de l'extérieur et de s'y adapter d'une façon assez conformiste.

«L'individu extro-déterminé a un comportement presque entièrement influencé par l'extérieur, ce que pensent les autres, le jugement des "gens qui comptent". C'est un être entièrement social, réagissant aux réactions d'autrui, qui est loin de considérer comme une entrave à sa liberté toutes les incitations qu'il reçoit du monde environnant. Au contraire, il a tendance à considérer celles-ci avec soulagement (...).»

Car ainsi "au courant", l'individu peut s'orienter et agir en conséquence. "Un homme averti en vaut deux." "Branché", "Câblé", il reste en phase avec son temps. "A la page", il adopte "la marche à suivre" afin d'obtenir ce qu'il veut ; et toujours "regarde de quel côté souffle le vent" pour rester "dans le vent". De ce fait, Philippe Breton décrivait «l'homme moderne de la société de communication, comme un "être sans intérieur" (...)».

Ouvert aux quatre vents, il n'a plus d'ancrage. Il flotte au gré des flots, tourne à tous les vents ou prend le chemin signalé par des phares et balises, sa boussole interne déréglée. Hors service la coutume ("habitude collective d'agir, transmise de génération en génération") et la morale ("ensemble des règles de conduite considérées comme bonnes de façon absolue") qui avaient l'inconvénient de s'opposer au changement.

La coutume a été remplacée par l'attrait pour la nouveauté qui permet la consommation. Les usages se sont inclinés devant l'utilité et l'efficacité. Il n'y a plus de morale, il n'y a que des circonstances auxquelles il faut s'adapter et dont il faut profiter. Les "Tout ce qui peut être fait, doit être fait" ont succédé aux "Cela ne se fait pas". Et comme le caméléon se fond dans son milieu, l'individu se fond dans la foule. Tournant sur lui-même et accompagnant le mouvement.