Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/04/2019

De l'obéissance à la barbarie

Pour ceux qui connaissent le film d'Henri Verneuil I comme Icare avec Yves Montand, ce qui va suivre ne les surprendra pas. Une des scènes essentielles décrit les expériences menées par Stanley Milgram entre 1950 et 1963. Docteur en psychologie sociale de l'université de Harvard, professeur à l'université de New York, celui-ci en a rendu compte dans un ouvrage intitulé Soumission à l'autorité chez Calmann-Lévy.

Deux personnes sont dans un laboratoire de psychologie. L'expérimentateur en blouse grise leur explique qu'il réalise une étude sur la mémoire et l'apprentissage. Il s'agit d'évaluer les effets de la punition sur le processus d'apprentissage. Un tirage au sort (en fait fictif) désigne «le moniteur» et «l'élève». Ce dernier est installé et sanglé sur une "chaise électrique" reliée par des câbles à un pupitre de commande.

«Le moniteur» prend place devant celui-ci. Son rôle est de lire à «l'élève» une liste de 50 couples de mots qu'il devra retenir, puis de reprendre au hasard le premier mot de chaque couple afin que «l'élève» lui donne le second qui lui est associé. Trente curseurs de 15 à 450 volts (de «Choc léger» à «Attention : choc dangereux»), lui permettent d'infliger une punition graduelle à chaque erreur de «l'élève».

Les décharges électriques sont ainsi de plus en plus fortes et provoquent chez «l'élève» des douleurs de plus en plus manifestes. De plaintes en cris, de protestations en supplications, de râles en silences, «le moniteur» est soumis à un problème de conscience grandissant. Le dilemme : obéir ou désobéir aux ordres. Soumission à une autorité légitime ou sens de la responsabilité personnelle, qu'est-ce qui l'emportera ?

Sur plus d'un millier de «moniteurs» représentatifs de la population dans toute sa diversité, près des deux tiers sont allés jusqu'au niveau de choc le plus élevé, qui aurait pu causer la mort de «l'élève» si celui-ci n'avait pas été en fait un comédien complice de l'expérience. Dans les circonstances décrites, sous l'influence de l'information donnée et de leur environnement social, tous ont obéi, et la majorité jusqu'au bout.

Conclusion de Stanley Milgram : notre édifice social repose en partie sur l'obéissance, au sein d'une situation globale dominée par les relations sociales, le désir de promotion et les routines techniques. Toute hiérarchie réclame loyauté, discipline, sens du devoir... - pour la cohérence du système - et entraîne l'atténuation de la conscience individuelle. Avec la division du travail, les hommes se muent en exécutants irresponsables.

12/11/2013

Une vie sous influence

II faut lire le Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens aux Presses universitaires de Grenoble, de deux chercheurs en psychologie sociale et professeurs des universités, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois. Pour une et une seule raison : éviter d'être manipulés en prenant connaissance du «principe de ces stratégies» manipulatrices mises en œuvre pour nous faire penser et agir dans le sens souhaité.

Premier conseil : il convient «(...) d'apprendre à revenir sur une décision. C'est plus difficile qu'on ne l'imagine, reconnaissent ces auteurs, les normes et les idéologies ambiantes nous incitant plutôt à être consistants, fiables, fidèles». Mais quand la situation évolue, "rester sur sa décision" est le meilleur moyen de se laisser piéger. S'en tenir à "l'état de choses" et à son choix initial, c'est s'exposer à être lié définitivement.

Deuxième conseil qui découle du premier : «(...) il faut savoir considérer deux décisions successives comme indépendantes». En cas de nouvelle décision à prendre, envisager toutes les possibilités permet de réévaluer la pertinence de chacune en fonction des circonstances. En clair, il ne doit pas y avoir de précédent qui engage. Tout cas est unique. Il faut rester libre de ses décisions à chaque fois et ne pas vouloir être invariable.

Toutefois, troisième conseil : «Ne surestimez pas votre liberté (...). Les manipulations (...) ne sont efficaces que lorsqu'elles sont pratiquées dans un contexte de liberté». C'est le «sentiment de liberté» qui persuade l'individu qu'il "mène la barque" alors qu'il est "mené par le bout du nez", qu'il influe sur sa vie alors qu'il est à la merci des influences. Napoléon disait : «La bonne politique est de faire croire aux peuples qu'ils sont libres».

Et puis ajoutent ces chercheurs : «Quelle signification peut avoir un tel sentiment de liberté lorsqu'il s'agit (...) de faire un choix que tout le monde fait (...) ?». «Pressions», «normes de comportement», «injonctions implicites ou explicites» sont en fait à l'origine d'un état de «soumission librement consentie». D'où leur recommandation de ne parler de liberté que lors de la prise de grandes décisions pouvant modifier l'orientation de sa vie.

En fait, ils constatent par nombre de travaux que l'individu convenable, conformiste (tout en s'en défendant), pénétré de son libre arbitre, se voulant cohérent, certain d'être le seul auteur de son destin, «est incontestablement le plus manipulable». Avant de conclure : «Que ce soit, aussi, cet individu-là qui ait le plus de chance de réussir dans la vie professionnelle et sociale dans nos sociétés démocratiques a de quoi faire réfléchir».

16/07/2013

Science-fiction ?

Tout ce qui n'est pas établi sur des bases fermes, est facile à ébranler. Sur quoi sont établies notre civilisation et notre définition de l'homme ? La civilisation, d'après le dictionnaire, est l'ensemble des caractères communs aux vastes sociétés considérées comme avancées ou l'ensemble des acquisitions des sociétés humaines (opposé à nature, barbarie). «Tout ce que l'homme a (...) ajouté à l'Homme» disait Jean Rostand.

Quant à l'homme, ses principaux caractères spéciaux sont la station verticale, la différenciation fonctionnelle des mains et des pieds, la masse plus importante du cerveau, le langage articulé, l'intelligence développée, en particulier la faculté d'abstraction et de généralisation. Ajoutons la faculté d'adaptation : l’"aptitude à modifier sa structure ou son comportement pour répondre harmonieusement à des situations nouvelles".

Cette faculté-là, non spécifique à l'espèce humaine, est particulièrement recherchée dans un monde en constante et rapide évolution. Mais jusqu'où est-on prêt à aller pour limiter le nombre des récalcitrants, des "psychorigides" et des inadaptés (sans parler des inaptes et des malades mentaux) ? La difficulté de rééduquer les asociaux, les exclus, les marginaux pourrait-elle nous amener à des mesures plus efficaces en amont ?

La science permettrait-elle un jour d'exercer des "pressions de sélection" pour favoriser la mutation des individus et les rendre adaptables aux mutations de la société ? Et les progrès notamment en psychologie sociale et dans la connaissance du cerveau, accouplés aux progrès de la génétique, des biotechnologies et des nanotechnologies, pourraient-ils donner naissance à un homme nouveau, parfaitement adapté et discipliné ?

Mais cet homme nouveau - sélectionné, amélioré, conditionné, manipulé... - serait-il encore un homme ? Ou aurait-il perdu, comme de toute évidence le libéralisme, son visage humain ? Agissant plus par réflexe que par réflexion, diverti par les "usines à rêves", stimulé ou apaisé c'est selon par les psychotropes, préférant "ne pas savoir"..., il serait le membre idéal d'une société idéale, sans idéal, où régnerait le calme social et politique.

Une société où il serait ainsi possible - peut-on l'imaginer ? - de commander et contrôler à la perfection les processus sociaux, politiques, économiques pour le plus grand "bonheur" de tous, est-ce un rêve ou un cauchemar ? Est-ce la civilisation ou une forme de barbarie, une seconde nature contraire à la nature humaine et à «une existence conforme à la dignité humaine», pour reprendre la Déclaration des droits de l'homme ?