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11/01/2021

"Il faut tenter de vivre !"

«Que sont mes amis devenus, Que j'avais de si près tenus Et tant aimés ? Ils ont été trop clairsemés, Je crois le vent les a ôtés. L'amour est morte.» La Complainte de Rutebeuf (XIIIe siècle), mise en musique et chantée par Léo Ferré, dit le bonheur qui fuit, sa fugacité. A l'entrée d'une nouvelle année, il semble approprié d'évoquer ce qui nous échappe, ce que nous ne pouvons retenir, conserver, comprendre, contrôler, éviter.

Que sont mes amis devenus ? Partis sous d'autres cieux, sur d'autres chemins, perdus de vue. L'amitié et l'amour sont ce qui peut arriver de mieux dans une vie. Mais fragiles, ils réclament d'être choyés comme des enfants. Et tout comme la santé, peuvent être compromis, détruits par des excès, des imprudences... «Notre vie ressemble à ces bâtisses fragiles» observait Chateaubriand. Toujours prêtes à s'effondrer, se briser.

Comme si cela ne suffisait pas, notre vie n'est pas seulement fragile, elle peut être aussi absurde. François Mauriac en exergue aux Chemins de la mer, retourne le couteau dans la plaie : «La vie de la plupart des hommes est un chemin mort et ne mène à rien. Mais d'autres savent dès l'enfance qu'ils vont vers une mer inconnue...». Et puis, assassin, «Le temps n'a point de rive. Il coule et nous passons !» dit Lamartine.

Même «Les dieux passent comme les hommes» constatait Renan. Dans notre monde, tout a une durée limitée, la fin n'est jamais loin. "La vie est courte", elle file comme le vent, s'enfuit, rien ni personne n'est éternel, nous le savons bien. Et ajoute Marcel Pagnol dans Le Château de ma mère : «Telle est la vie des hommes. Quelques joies très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants».

Ils découvriront bien assez tôt que, comme Frédéric Schiffter, professeur de philosophie, le rappelait à ses élèves : «le Père Noël n'existe pas», «le marché ne fait pas de cadeau» et «la mort ne meurt jamais» (Pensées d'un philosophe sous Prozac aux éditions Milan). Et que «(...) tout n'est que vanité.» Cette «vanité et l'orgueil, écrivait Madame de Sévigné, qui sont proprement du vent». "Autant en emporte le vent" : rien ne restera.

Mais «Le vent se lève !... il faut tenter de vivre !» s'exclamait Paul Valéry dans son poème Le cimetière marin. Une année nouvelle se lève, tentons de vivre ! Tous les vents contraires à l'Homme, tentons d'y résister ! Et souhaitons-nous un amour constant, des amitiés solides, une santé robuste. Souhaitons-nous que notre vie soit "quelque chose" et d'aller vers des mers inconnues. Souhaitons-nous plus de joies que de chagrins.

29/04/2020

L'école : une fabrique d'esclaves ?

Dernièrement, nous abordions les Pensées d'un philosophe sous Prozac, Frédéric Schiffter. Professeur devenu dépressif devant l'impossibilité d'enseigner la philosophie comme un art de penser la vie, «comme réflexion critique au sein d'une institution asservie au négoce». Pensant comme Schopenhauer que «l'homme de qualité doit fuir le commerce de l'homme vulgaire et défendre sa solitude comme on défend sa peau».

Nostalgique aussi du temps de Socrate où «on autorisait les commerçants et les artisans à ne tenir boutique sur l'agora qu'à certaines heures de la journée. Une fois leurs petites affaires faites, on les obligeait à décamper pour permettre aux hommes libres de se consacrer aux urgences de leur oisiveté. Aussi l'agora ne désignait-elle pas seulement la place du marché, mais le lieu public où on exerçait la "skolê",...

... soit "l'art de ne rien faire", c'est-à-dire rien de semblable aux activités utiles et commerciales jugées serviles au regard des activités de l'esprit, telles que les débats politiques, éthiques et esthétiques qui passionnaient les Grecs. Quand plus tard les Romains traduisirent le terme de "skolê" par "otium", le loisir, ce fut pour l'opposer au "negotium", le négoce, jugé pour le coup carrément vulgaire.

«Si bien que ce mot, "skolê", finit par donner le mot "école", lieu où on ne se rassemblait que pour s'adonner au plaisir gratuit de s'instruire, de penser, d'échanger des idées, bref, de se cultiver, à l'exclusion de toute autre tâche». Nous en sommes loin selon Frédéric Schiffter, qui rapportait les propos d'un professeur de lettres : «J'enseigne le F.L.M., français langue morte», et constatait «le refus de lire de la part du lycéen moyen».

D'après lui, ce refus «ne serait pas revendiqué avec une telle impudence, si ses parents, sous prétexte d'être accaparés par le négoce, ne lui donnaient pas l'exemple de leur complète "négligence" littéraire - négligence montrant à l'évidence (...) que le "negotium" vise en premier lieu la "négation de la lecture" comme loisir suprême (...) ; et (...) que, de ne pas parler à son enfant avec le souci des mots, celui-ci restera en effet un "infans",...

«... soit un humanoïde englué dans son babil juvénile et condamné à ne pas pouvoir lire au-dedans du monde.» Il apparaissait donc pour lui «que l’"illettrisme" n'est pas un effet accidentel et marginal (...) dans le nélycée (...), mais qu'il est bel et bien le but essentiel que lui fixe la société du négoce». Car telle serait la mission de la nouvelle école : contribuer à «livrer aux négociants des jeunes qualifiés pour l'esclavage».

08/04/2020

"L'art" dérangeant "de penser la vie"

Frédéric Schiffter ne respirait pas la santé en 2002. Ses Pensées d'un philosophe sous Prozac aux éditions Milan avaient le mérite d'annoncer la couleur : l'auteur était dépressif. D'ailleurs il en parlait comme d'une «étrange forme d'incapacité qu'éprouvent de plus en plus de personnes, un matin, à mettre un pied par terre». Maladie, il faut bien le dire, que beaucoup considèrent encore aujourd'hui comme plus ou moins imaginaire.

Et pourtant ce professeur de philosophie s'est trouvé, après vingt ans de carrière, confronté à cette sorte de paralysie. Le psychiatre, «choisi dans les pages jaunes de l'annuaire» précisait-il, lui prescrit un traitement accompagné de trois mois d'arrêt de travail, renouvelés une fois. Il a alors le temps de s'interroger sur les raisons de son état, lui qui n'est ni «cha­huté en permanence par ses élèves» ni «physiquement menacé».

Et une raison s'impose : le rejet de la philosophie même. Au contraire par exemple d'un professeur de physique ; celui-ci, «(...) le monde le soutient parce que ce monde est celui de la technoscience, ou, (...), celui de la "pensée calculante". Et comme ce monde a fini par arraisonner le lycée, le professeur de philosophie, qui demeure l'homme de la "pensée médi­tante", est sommé de ne plus enseigner sa discipline».

«"N'apprenant rien", rien sauf à penser pour la simple beauté du geste et le plaisir de tout critiquer, la philosophie apparaît comme un savoir superflu, et celui qui l'enseigne comme un maître de la gratuité.» Et il ajoutait : «Je ne considérais pas mes élèves comme de futurs employés, mais je m'adressais à eux, considérés comme tels, comme à des élèves. Je les mettais en garde contre les pilleurs de ressources humaines».

Il suivait ainsi l'exemple de son propre professeur de lettres en classe de seconde littéraire, «qui sut encourager, rien que par sa personnalité, mon goût pour la lecture». «Il prophétisait, écrivait-il, des temps de décadence et d'avachissement planétaires. La France, quant à elle, livrée aux banquiers et aux intellectuels de gauche, était d'ores et déjà condamnée à s'américaniser dans ses mœurs et à se soviétiser dans sa culture.»

Une fois ce professeur évoqua Schopenhauer, dont un des Aphorismes pour une vie sage dit en substance qu'«on distingue l'homme de qualité de l'homme vulgaire au fait que le premier saisit l'ennui comme l'occasion de se découvrir et de se cultiver, bref, comme un loisir - tandis que le second ne cherche qu'à s'abrutir dans le travail et les distractions auxquels la société le voue». "Penser la vie" peut être dérangeant.