Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/04/2020

L'école : une fabrique d'esclaves ?

Dernièrement, nous abordions les Pensées d'un philosophe sous Prozac, Frédéric Schiffter. Professeur devenu dépressif devant l'impossibilité d'enseigner la philosophie comme un art de penser la vie, «comme réflexion critique au sein d'une institution asservie au négoce». Pensant comme Schopenhauer que «l'homme de qualité doit fuir le commerce de l'homme vulgaire et défendre sa solitude comme on défend sa peau».

Nostalgique aussi du temps de Socrate où «on autorisait les commerçants et les artisans à ne tenir boutique sur l'agora qu'à certaines heures de la journée. Une fois leurs petites affaires faites, on les obligeait à décamper pour permettre aux hommes libres de se consacrer aux urgences de leur oisiveté. Aussi l'agora ne désignait-elle pas seulement la place du marché, mais le lieu public où on exerçait la "skolê",...

... soit "l'art de ne rien faire", c'est-à-dire rien de semblable aux activités utiles et commerciales jugées serviles au regard des activités de l'esprit, telles que les débats politiques, éthiques et esthétiques qui passionnaient les Grecs. Quand plus tard les Romains traduisirent le terme de "skolê" par "otium", le loisir, ce fut pour l'opposer au "negotium", le négoce, jugé pour le coup carrément vulgaire.

«Si bien que ce mot, "skolê", finit par donner le mot "école", lieu où on ne se rassemblait que pour s'adonner au plaisir gratuit de s'instruire, de penser, d'échanger des idées, bref, de se cultiver, à l'exclusion de toute autre tâche». Nous en sommes loin selon Frédéric Schiffter, qui rapportait les propos d'un professeur de lettres : «J'enseigne le F.L.M., français langue morte», et constatait «le refus de lire de la part du lycéen moyen».

D'après lui, ce refus «ne serait pas revendiqué avec une telle impudence, si ses parents, sous prétexte d'être accaparés par le négoce, ne lui donnaient pas l'exemple de leur complète "négligence" littéraire - négligence montrant à l'évidence (...) que le "negotium" vise en premier lieu la "négation de la lecture" comme loisir suprême (...) ; et (...) que, de ne pas parler à son enfant avec le souci des mots, celui-ci restera en effet un "infans",...

«... soit un humanoïde englué dans son babil juvénile et condamné à ne pas pouvoir lire au-dedans du monde.» Il apparaissait donc pour lui «que l’"illettrisme" n'est pas un effet accidentel et marginal (...) dans le nélycée (...), mais qu'il est bel et bien le but essentiel que lui fixe la société du négoce». Car telle serait la mission de la nouvelle école : contribuer à «livrer aux négociants des jeunes qualifiés pour l'esclavage».

08/04/2020

"L'art" dérangeant "de penser la vie"

Frédéric Schiffter ne respirait pas la santé en 2002. Ses Pensées d'un philosophe sous Prozac aux éditions Milan avaient le mérite d'annoncer la couleur : l'auteur était dépressif. D'ailleurs il en parlait comme d'une «étrange forme d'incapacité qu'éprouvent de plus en plus de personnes, un matin, à mettre un pied par terre». Maladie, il faut bien le dire, que beaucoup considèrent encore aujourd'hui comme plus ou moins imaginaire.

Et pourtant ce professeur de philosophie s'est trouvé, après vingt ans de carrière, confronté à cette sorte de paralysie. Le psychiatre, «choisi dans les pages jaunes de l'annuaire» précisait-il, lui prescrit un traitement accompagné de trois mois d'arrêt de travail, renouvelés une fois. Il a alors le temps de s'interroger sur les raisons de son état, lui qui n'est ni «cha­huté en permanence par ses élèves» ni «physiquement menacé».

Et une raison s'impose : le rejet de la philosophie même. Au contraire par exemple d'un professeur de physique ; celui-ci, «(...) le monde le soutient parce que ce monde est celui de la technoscience, ou, (...), celui de la "pensée calculante". Et comme ce monde a fini par arraisonner le lycée, le professeur de philosophie, qui demeure l'homme de la "pensée médi­tante", est sommé de ne plus enseigner sa discipline».

«"N'apprenant rien", rien sauf à penser pour la simple beauté du geste et le plaisir de tout critiquer, la philosophie apparaît comme un savoir superflu, et celui qui l'enseigne comme un maître de la gratuité.» Et il ajoutait : «Je ne considérais pas mes élèves comme de futurs employés, mais je m'adressais à eux, considérés comme tels, comme à des élèves. Je les mettais en garde contre les pilleurs de ressources humaines».

Il suivait ainsi l'exemple de son propre professeur de lettres en classe de seconde littéraire, «qui sut encourager, rien que par sa personnalité, mon goût pour la lecture». «Il prophétisait, écrivait-il, des temps de décadence et d'avachissement planétaires. La France, quant à elle, livrée aux banquiers et aux intellectuels de gauche, était d'ores et déjà condamnée à s'américaniser dans ses mœurs et à se soviétiser dans sa culture.»

Une fois ce professeur évoqua Schopenhauer, dont un des Aphorismes pour une vie sage dit en substance qu'«on distingue l'homme de qualité de l'homme vulgaire au fait que le premier saisit l'ennui comme l'occasion de se découvrir et de se cultiver, bref, comme un loisir - tandis que le second ne cherche qu'à s'abrutir dans le travail et les distractions auxquels la société le voue». "Penser la vie" peut être dérangeant.

21/09/2018

Contre la médiocratie, vouloir comprendre pour (se) sauver

Expliquer le monde, quoi de plus difficile quand IL FAUT "faire simple". "Trop compliqué" disent certains qui semblent presque revendiquer leurs limites, voire s'en vanter. Mais c'est le monde qui est compliqué ! "Lire tous ces livres, c'est pas du boulot !", "Ah vous lisez, vous n'avez rien d'autre à faire !?", voilà quelques remarques qu'on peut entendre, signe du mépris de notre temps pour la chose écrite et pour le travail intellectuel.

Mais n'est-ce pas logique quand la lecture n'est vue que comme une détente ? Il n'y a pourtant pas que des romans à l'eau de rose ou des romans de gare. «La caractéristique de l'époque, c'est que l'homme vulgaire, tout en se sachant vulgaire, ose affirmer le droit à la vulgarité et l'impose partout» disait José Ortega y Gasset. A contrario, on peut tenter de comprendre le climat actuel pour le restituer le plus fidèlement possible.

L'écrivain et philosophe Régis Debray a publié en 2007 Aveuglantes Lumières, Journal en clair-obscur chez Gallimard. Il faut se concentrer, lire plusieurs fois des passages, accepter que certains passent au-dessus de la tête, mais persévérer parce que c'est l'honneur d'un être pensant que de vouloir comprendre. Ce n'est pas parce que c'est difficile qu'il ne faut pas oser, c'est parce qu'on n'ose pas que tout devient difficile (Sénèque).

C'est plus difficile que le sport, les variétés, les jeux, les séries ou les informations à la télé, qui sont les émissions les plus regardées. Mais si on peut passer plus de trois heures trente en moyenne chaque jour devant le poste (sans parler des autres écrans), on peut bien lire une heure ou deux, non ?! Dépasser ses limites intellectuelles est également digne d'estime. Ou alors, il ne faut pas se plaindre de ne rien comprendre et il ne faut s'en prendre qu'à soi-même.

Donc, Régis Debray écrivait ceci : «Le trait majeur du climat spirituel où baigne notre présent, et dont je n'aperçois guère de précédent dans notre histoire, n'est-ce pas la peur amputée de l'espoir ?». Voilà, tout est dit. Bien sûr, il faut lire quelques pages avant d'en arriver là, mais tout à coup, l'on comprend mieux. D'autant qu'il complétait son propos dans une page du Monde, à lire et relire avant de saisir, et encore pas tout.

«Nous ne faisons partie d'une nation (...) qu'en mémoire et en espérance. L'union des grains de poussière n'existe que par et dans une verticale. Supprimez la profondeur de temps, et les séparatismes vous sauteront à la gorge.»Tocqueville disait : «II n'y a au monde que le patriotisme ou la religion qui peuvent faire marcher pendant longtemps vers un même but l'universalité des citoyens». C'est là ce qu'il nous faut : de l'excellence et de la grandeur, voire du génie. Les plaies de la société française ne peuvent plus souffrir la médiocrité intellectuelle et morale.