Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

31/01/2014

La force des choses

Paul Valéry proposait dans son livre Regards sur le monde actuel une «recherche : étudier les variations de la liberté individuelle, depuis X années». Si l'on entend par liberté le fait de ne pas être au pouvoir de quelqu'un ou de quelque chose, sous sa domination, sa dépendance, notre conclusion pourrait bien être celle de Valéry : «J'ai grand-peur que son aire n'ait fait que se rétrécir depuis un demi-siècle. C'est une peau de chagrin».

En effet, si d'abord, «Il s'agirait d'examiner les lois successives : les unes accroissent, les autres restreignent le domaine des possibilités de chacun. (...) Il serait très injuste et très superficiel de ne considérer que les contraintes légales». Il s'agirait d'examiner aussi les contraintes de fait. Et le constat s'impose : «L'homme moderne est l'esclave de la modernité : il n'est point de progrès qui ne tourne à sa plus complète servitude».

«Le confort nous enchaîne. La liberté de la presse et les moyens trop puissants dont elle dispose nous assassinent de clameurs imprimées, nous percent de nouvelles à sensations. La publicité (...) insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, (...) et confond sur les pages que vomissent les machines, l'assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l'enfant martyr.»

«Il y a aussi la tyrannie des horaires» ajoutait Valéry. Au point que «Le temps de chacun, d'une famille, devient le temps de l'entreprise qui suppose une forme d'organisation humaine, implique un type de relations humaines» dit Andreu Solé, professeur de sociologie à HEC. Et même si nous n'en sommes pas conscients et si apparemment la majorité n'en souffre pas, «Tout ceci nous vise au cerveau» remarquait encore Valéry.

Et terminait-il : «II faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n'entreront ; dans lesquels l'ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétitions, de nouveauté et de crédulité. C'est là qu'à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d'hommes libres».

Paul Valéry écrivait ce texte en 1938, avant la société de consommation, des loisirs, du spectacle... Que dirait-il aujourd'hui ?! Pour beaucoup, les "figures imposées" semblent admises sans examen et forment même comme des jalons. Ils prennent la société comme elle est, aliènent leur liberté en obéissant à la force des choses. Totalement dans le monde, alors qu'il faudrait, pour rester libre, vivre le plus possible à l'écart du monde.

25/09/2012

Libéré du regard des autres

Le Prix Goncourt 2002 n'avait pas fait l'unanimité. Avec Les ombres errantes, Pascal Quignard inaugurait une fresque qu'il a intitulée Dernier royaume dont le tome VII vient de paraître chez Grasset : Les désarçonnés. D'une lecture ardue, dans un style ramassé, par petits paragraphes, il assemble depuis dix ans les pièces d'un puzzle qui n'est autre que sa vision de notre monde en déshérence.

Visitant notre héritage, Pascal Quignard remonte aux origines. Il le fait comme libéré de toute contrainte. Ce qui fait l'originalité de son œuvre en construction. Dans Les ombres errantes, il donne une piste pour comprendre sa démarche solitaire : «Je me renouvelle de jour en jour dans la nécessité d'imiter les œuvres des Anciens». Ce qui va bien au delà de faire du neuf avec du vieux, ou d'une mode.

Le magazine Lire le rencontrait pour un entretien en septembre 2002. Et soulignait dès le début, son anxiété à l'idée de parler. L'écrivain répondait alors : «Parler, c'est faire figure. Ecrire, c'est disparaître». Faire figure, c'est-à-dire : "Jouer un personnage important, tenir un rang". Les meneurs d'ailleurs ne sont-ils pas avant tout pour la plupart, et entre autres qualités, des (beaux) parleurs ?

«Ne pas être doué pour le langage», comme «se désolidariser du groupe», c'est quitter une société de l'image et de la reconnaissance de soi. Car, au-delà des apparences, la nature de l'homme est, selon Pascal Quignard, dans le repliement, la retraite, l'effacement. Non pas se renfermer en soi, mais s'ouvrir à soi, un soi débarrassé des oripeaux de l'identité, de la réussite, de la vie sociales.

«On fait beaucoup de choses, toute sa vie, pour le regard de ceux qui nous ont engendrés (...), expliquait Pascal Quignard. Or il y a une vie plus ancienne que la vie ambitieuse ou amoureuse, une solitude avant la vie sociale (...). Il a fallu plusieurs années (...) avant que le tribunal des autres me quitte (...). Là, maintenant, je me tiens, seul, en l'absence totale de regard.»Tourné vers l'homme originel.

Ne pas chercher à, ou ne plus jouer un rôle social, ne pas briguer les honneurs, serait-ce là la vraie liberté ? Mais c'est peut-être aussi un luxe que beaucoup ne peuvent se payer. Préférer le recueillement au divertissement, la réflexion à l'étourdissement de l'action. Refuser le paraître pour être, en vérité. Etre à la fois du monde et hors du monde. Entre présence et absence. Entre lucidité et oubli. Le rêve ! pour Pascal Quignard.