Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

23/05/2019

La fracture s'élargit

En 1994, c'était lui qui avait théorisé la "fracture sociale" que Jacques Chirac avait reprise lors de la campagne pour l'élection présidentielle de 1995. Le sociologue et démographe Emmanuel Todd était ensuite allé plus loin dans un entretien accordé l'été 2006 au magazine Le Point. «Un événement nouveau s'est produit, disait-il, depuis cette note où je décrivais comment la gauche s'était détachée du peuple.» Et ajoutait-il, «C'est un fait crucial».

«A l'époque, les classes supérieures contrôlaient encore les classes moyennes. Ces dernières croyaient volontiers à la pensée libérale, européenne. Mais le référendum sur la Constitution prouve qu'après les classes populaires elles sont entrées à leur tour en dissidence politique.» Sans parler de révolution, les classes moyennes ont commencé à "faire sécession", à "donner congé" aux "occupants" du pouvoir, aux "installés".

La raison : «Le discours de l'adaptation à la globalisation économique et financière n'est plus perçu comme moderne et raisonnable. Les partis politiques qui ont été désavoués au dernier référendum (...) la population les trouve déraisonnables. Ces partis ont en commun l'incapacité de réguler la mondialisation. Les classes moyennes veulent une Europe capable de protéger, et qui ne soit pas le cheval de Troie de la globalisation».

Mais est-il possible de s'opposer au marché ? «Au marché sans régulation, évidemment» répondait Emmanuel Todd. «Mais les gens d'en haut acceptent le libre-échange, car les inégalités ne sont pas graves quand on est du bon côté.» Et puis, une idéologie domine : «Ce système de croyances, qui dit que seuls les privatisations, le marché et le libre-échange sont concevables». Seulement voilà, ce système «ne convainc plus».

Alors, «dans une société de plus en plus inégalitaire» «la situation sociale est immaîtrisable», où les élites forment «un morceau de système social qui ne tient plus guère compte de la société», où il n'y a «plus de limites aux privilèges», «les privilégiés vont vouloir jouir en toute sécurité de leurs richesses», certains "font diversion" pour éviter d'avoir à répondre à la question de la «modification des règles du jeu économique».

Car d'après Emmanuel Todd, c'est de ça «que la société française voudrait entendre parler». En vain. D'où chez les gens «le sentiment que ce qui les intéresse, ce qu'ils souhaitent, est interdit de débat public». «Confrontées à une population qui refuse leurs projets ou leur absence de projets», «les classes dirigeantes tentent d'empêcher que le désir de la population s'exprime à travers le vote. Elles tentent de neutraliser le suffrage universel».

Les dernières élections ont montré toutefois les limites de cette stratégie, et l'abstention et le vote "extrême" pourraient submerger les prochaines. A force, de la part des classes supérieures et dirigeantes, des partis politiques, des gens d'en haut, des élites, des privilégiés, de justifier les extrémités du libéralisme débridé, l'extrémisme pourrait bien l'emporter. Une «montée aux extrêmes» qu'un stratège prussien, Carl von Clausewitz, avait en son temps observée dans toute guerre.

Le philosophe et académicien français René Girard voyait dans cette «montée aux extrêmes» la «loi des rapports humains» et même «l'unique loi de l'histoire» qui contient en elle tous les germes d'un désastre qu'il s'agit aujourd'hui d'enrayer. Mais en pleine guerre socio-économique, cette "guerre de tous contre tous", pourrions-nous «renoncer à notre violence», cette violence (notamment des puissants) qui appelle la violence et fait craindre que le pire soit sûr ? Rien n'est moins sûr.

17/05/2019

Le bon temps des troupeaux transhumants

C'est le temps de la transhumance. Les troupeaux prennent le chemin des alpages, là-haut sur la montagne, cloches tintinnabulantes. Des touristes suivent parfois, heureux de renouer avec un rite ancestral à l'heure des beaux jours, et de retrouver le sentiment de s'élever tout simplement en refaisant des gestes d'antan qui avaient tout leur sens.

Comment des actes si simples peuvent-ils ainsi vous remuer intérieurement ? Peut-être parce qu'ils restituent le temps où l'on prenait le temps, où le temps n'était pas de l'argent, où l'on ne gaspillait pas son temps avec des fadaises... Chacun allait son petit bonhomme de chemin, sans se presser car qui voulait aller loin devait ménager sa monture, et l'on voulait aller loin.

L'important était de durer et non de brûler sa vie. Les générations s'entraidaient, se succédaient, se supportaient aussi. La sagesse des anciens tempérait la fougue des plus jeunes. Dans les villages, on s'épiait certes, on s'enviait parfois, on se querellait aussi, mais l'on vivait en harmonie avec la nature que l'on domptait sans la brusquer, avec infiniment de respect.

Le rythme du jour et de la nuit, des saisons qui passent, du pas lourd des chevaux et des animaux domestiques, donnait le tempo. Rien ne servait de courir, il fallait partir à point. Et l'on partait souvent dès l'aube, et l'on revenait avant la nuit. L'hiver au coin du feu était réparateur. Le froid purifiait la terre et figeait la vie jusqu'au retour du premier temps : le printemps.

Le travail ne manquait pas et l'on maîtrisait son outil de travail. Le dimanche, on allait à la messe tout endimanché. On venait parfois de très loin. Cela aussi avait un sens. On causait au bistrot, on s'enguirlandait, mais au moins on disait ce qu'on pensait. On aimait à rire, on aimait à boire, on aimait à chanter avec tout le monde, tout le petit monde de son pays que l'on connaissait.

C'était avant les grandes guerres, les grandes villes, les grandes usines, les grandes migrations. Avant que des grands troupeaux de femmes et d'hommes déracinés soient envoyés à l'abattoir, parqués dans des cages à lapin ou enchaînés au travail à la chaîne. Aujourd'hui, leurs descendants viennent voir les troupeaux qui transhument, et ils se souviennent du temps où l'on espérait les temps nouveaux.

06/05/2019

Tout obstacle est une chance

«La rive est la chance du fleuve» écrivait Jacques de Bourbon Busset. Dans une chronique d'il y a une quarantaine d'années, l'écrivain revenait sur le sens de cette phrase énigmatique. Il constatait que la morale de l'effort personnel est souvent considérée comme une morale de répression. «La spontanéité étant à la mode, tout ce qui tend à l'orienter (...), est suspect et même condamnable.»

Il percevait une erreur grave dans le fait de déconsidérer ainsi la volonté, l'autodiscipline et l'effort. Car «La force qui anime l'être humain», c'est le désir. Mais ce désir est fragile. Il lasse et passe aussi vite qu'il est venu. D'où la nécessité de le structurer pour ne pas le perdre. Et Jacques de Bourbon Busset ne voyait qu'un moyen pour y parvenir : les obstacles.

C'est là que la comparaison avec le fleuve prend tout son sens. Que serait un fleuve sans ses rives qui sont les obstacles contenant son flux et lui donnant sa direction ? «Le désir obstiné du fleuve de s'écouler a constitué les rives et les rives, ensuite, maintiennent le fleuve et le structurent.» Il en va de même pour l'homme dont la vie s'écoule de sa naissance à sa mort, mue par le désir.

«Sans obstacles, sans résistances, rien ne se fait, rien n'avance, tout stagne et se dégrade. Pour avoir des désirs forts, il faut se colleter avec ce qui fait face et résiste.» L'écrivain affirmait là une loi essentielle tant dans la vie affective que dans la vie intellectuelle : «L'esprit se pose en s'opposant». Et il ajoutait : «La contradiction est le stimulant nécessaire de tout progrès».

A chacun de nous donc d'aiguiser son esprit de contradiction mais aussi sa soif de savoir. Car selon Jacques de Bourbon Busset, il n'y a pas de connaissance sans désir de connaissance : «L'intelligence n'est jamais qu'un merveilleux esclave au service du désir. C'est donc la force du désir qu'il faut sauver à tout prix. Un homme sans désirs est une larve ou un fantôme».

Mais surtout, «A chacun de nous de construire ses rives, s'il ne veut devenir étendue d'eau stagnante. La rive du fleuve humain, c'est la contrainte d'un engagement librement choisi, l'obstacle qui rend nécessaires l'invention et l'énergie». Tout obstacle est une chance qu'il faut saisir. Et plutôt que de les éviter en préférant la fuite en avant, confrontons-nous aux problèmes, pour nous (et les) dépasser.