Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

19/09/2014

Le danger de s'approcher trop près de la vérité

Un remarquable dossier sur le philosophe Friedrich Nietzsche était paru dans le magazine Le Point il y a des années. Roger-Pol Droit y écrivait en particulier que «Chacune de ses formules a donné lieu à d'abondants contresens». Ainsi, la plus célèbre peut-être, la "mort de Dieu" «(...) n'est pas un événement immédiatement joyeux, disait-il. Le crépuscule du monothéisme est d'abord un temps d'errance. L'homme qui a tué Dieu est "le plus malheureux des hommes".

«Il voit s'ouvrir l'époque du "dernier homme", celui dont la volonté se réduit à rien, imbécile suffisant et veule, confortablement dépourvu de croyances et qui se croit heureux.» Et Roger-Pol Droit remarquait que «Toute ressemblance avec le consommateur des sociétés industrielles n'est pas fortuite. Ce temps du nihilisme triomphant est celui où les valeurs suprêmes se dévaluent, où la volonté décline, où l'on se dit "à quoi bon ?"».

Hannah Arendt, dans Condition de l'homme moderne, avançait l'idée que «Ce n'est pas l'athéisme (...) et le matérialisme (...) qui sapèrent la foi chrétienne (...), c'est plutôt l'angoisse, le doute à l'égard du salut chez des hommes authentiquement religieux pour qui le contenu traditionnel, la promesse traditionnelle du christianisme étaient devenus "absurdes"». A ce doute, Nietzsche ajoute la lucidité, cette "plaie toujours ouverte".

Peut-on vivre sans illusions, sans rêves, sans espoir ? De même que La Rochefoucauld (un des "moralistes" français que Nietzsche admirait le plus) disséquait dans ses Réflexions ou Sentences et Maximes morales, nos "vertus" : passions, sentiments, relations sociales..., et mettait à jour bien des "vices" : motivations égoïstes, intérêt..., Nietzsche plonge son scalpel dans «la naissance de notre morale - égalitaire, altruiste, compatissante.

«Il y trouve tout autre chose que des valeurs désintéressées. Derrière l'égalité, la vengeance des incapables. Derrière l'altruisme, le ressentiment et la haine hypocrites. Sous la pitié, la joie mauvaise du sadisme.» Même les idéaux, les grands principes cachent pour lui des motifs non honorables et avouables. Et puis «Ce qui est terrible sur cette terre, c'est que chacun a ses raisons» disait un personnage de La Règle du jeu de Jean Renoir.

Mais ce qui est terrible aussi c'est de devoir vivre avec ça, en sachant ça, en ne voyant plus que ça. Comme Icare, Nietzsche s'est sans doute approché trop près du Soleil. "Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort" disait-il ; sauf la maladie, notamment mentale. La raison de celui qui affirmait : "Nous apprenons trop, nous ne pensons pas assez", a fini par sombrer. Peut-être à force de trop penser s'est-il noyé dans ses pensées.

17/01/2014

Une vie "pas pleinement humaine"

«(...) Ce que craint Hannah Arendt, c'est que les loisirs en viennent à régner sans partage sur la sphère du loisir» écrit Alain Finkielkraut dans son ouvrage Nous autres, modernes paru chez Ellipses en 2005. C'est-à-dire que les "Occupations, distractions, pendant le temps de liberté" envahissent tel un cancer tout ce "Temps dont on peut librement disposer en dehors de ses occupations habituelles et des contraintes qu'elles imposent".

Ce "Temps de la vie qui n'est affecté ni au travail, ni au repos, ni au sommeil", ce "temps à soi" devenant entièrement dévolu à assouvir ses convoitises, ses fantasmes. «Tocqueville, selon Finkielkraut, voyait avec angoisse la passion du bien-être s'emparer de l'homme moderne jusqu'à lui faire oublier l'existence des autres aspirations humaines. Le processus démocratique est en marche, disait-il, mais vers quoi ?».

"Je vois clairement dans l'égalité deux tendances, l'une qui porte l'esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles et l'autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser" [disait Tocqueville]. Et Finkielkraut ajoute : «II n'y a plus de place pour la pensée, en effet, dans des esprits universellement occupés par "le soin de satisfaire les moindres besoins du corps et de pourvoir aux petites commodités de la vie" [Tocqueville]».

«Bref, poursuit Finkielkraut, le mouvement démocratique qui emporte les hommes n'est pas nécessairement un mouvement vers le mieux. Il pourrait même, au contraire, [d'après Tocqueville] "s'établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts" Ecrit en 1840, De la démocratie en Amérique se révèle prophétique.

Aujourd'hui, cette “capacité à renoncer à tout sens supérieur face aux appâts superficiels de la société moderne” fait le quotidien, “la grisaille et le vide de la vie”, observait Vaclav Havel dans Pouvoir des sans-pouvoir, "un texte fondateur écrit en 1978" par cet opposant au régime communiste tchécoslovaque d'alors, et devenu depuis président de la République tchécoslovaque puis président de la République tchèque avant de décéder fin 2011.

Oui, «Ce qui fait le vide et la grisaille de la vie, conclut Finkielkraut, (...) c'est la vie, la vie tout court, la vie comme seul horizon de la vie, la vie cyclique, la vie affairée des hommes "qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme" comme dit Tocqueville à la fin de son grand ouvrage.» Et «Cette vie peut bien être luxueuse, elle n'est pas pleinement humaine».