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06/02/2020

Contre les crimes contre notre humanité

«L'Homme est-il en voie de disparition ?» Nulle connotation écologique dans cette expression, ni apocalyptique d'ailleurs. Juste une question qui tenaillait Jean-Claude Guillebaud, concernant l'humanité de l'Homme, ce qui nous fait Homme. Pour cet écrivain, journaliste et éditeur qui donnait une série de conférences sur ce thème il y a une petite vingtaine d'années, Le Principe d'humanité (titre d'un de ses ouvrages au Seuil) courait de grands dangers.

Partant de son expérience de grand reporter au Monde, Jean-Claude Guillebaud exposait ses craintes. «La petite pellicule de civilisation qui nous recouvre, est si fragile. Nous sommes tellement menacés de "rebasculer" dans la barbarie.» Et les trois révolutions simultanées qu'il observait depuis une quinzaine d'années : économique, informatique et génétique, pouvaient d'après lui être porteuses de ce retour à l'inhumanité.

«Je suis convaincu qu'on n'a pas mesuré l'ampleur des changements que Michel Serres, philosophe et historien des sciences, estime comparable à celle du néolithique, il y a 12 000 ans, quand l'Homme se sédentarisa, domestiqua les plantes et les animaux... Ampleur à laquelle s'ajoute une rapidité sans précédent. Et je ne peux que constater combien les débats politiques et médiatiques sont dérisoires.»

La pensée est prise de vitesse, et nous voilà pris au dépourvu. «Le virtuel bouscule nos concepts de temps et d'espace. La politique - donc la démocratie - se trouve déconnectée de l'économique, du fait de la mondialisation. Le cyberespace est une jungle toujours plus touffue et largement inexplorée, vers laquelle toutes les activités humaines tendent. Et l'Homme est maintenant capable d'intervenir sur la vie elle-même.»

L'Homme devient l'objet de ses propres manipulations. Et au nom du profit, tout est permis. Les exemples de dérives ne manquent pas. Extrêmes et minoritaires certes, mais pour combien de temps encore ? Nos valeurs s'égarent, "II n'y a plus de certitude absolue", "Tout est relatif !"... Et une certaine idée du Bien est mise à mal dans ce monde qui va un train d'enfer et repousse chaque jour un peu plus les limites du possible.

La seule réponse pour Jean-Claude Guillebaud, serait de revenir au Code de Nuremberg rédigé au temps du procès du même nom. Définissant ce qu'est un Homme, ce texte pose quatre frontières et un principe. «L'Homme n'est pas un animal ni une machine ni une chose et ne se réduit pas à la somme de ses organes. Il est indivisible : il n'y a ni surhomme ni sous-homme ; on ne peut pas être Homme à moitié.»

25/03/2014

Qui ne "suit" plus, ne peut que suivre

Dans le prologue de son livre Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt évoque le «fait que les "vérités" de la conception scientifique moderne du monde, bien que démontrables en formules mathématiques et susceptibles de preuves technologiques, ne se prêtent plus à une expression normale dans le langage et la pensée». Le monde technico-scientifique ne devenant ainsi intelligible qu'aux seuls et très rares initiés.

Ainsi, «(...) il se pourrait (...) que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est-à-dire de penser et d'exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire. En ce cas tout se passerait comme si notre cerveau, qui constitue la condition matérielle, physique, de nos pensées, ne pouvait plus suivre ce que nous faisons (...)». La plupart d'entre nous étant de ce fait transformés en exécutants, en faiseurs.

Ni créateurs, ni dirigeants, ni responsables, nous composerions alors une grande armée d'agents, techniciens, praticiens, certains de haute volée, ayant des connaissances approfondies sur un sujet limité, appliquant des formules, des recettes, parfois avec maestria, dans une branche donnée. Au service d'une technique mais incapables de saisir les principes de cette technique. Tout désemparés quand survient l'imprévu.

«S'il s'avérait, écrit encore Hannah Arendt, que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils.» Entraînés au delà de nos intentions, là où nous ne voulons pas aller.

Mais ce qui dépasse l'entendement et ne peut s'exprimer en langage courant, ce qui "a pris les rênes" et nous dit quoi et comment faire, fait aussi que «Si nous suivions le conseil, si souvent répété aujourd'hui, d'adapter nos attitudes culturelles à l'état actuel des sciences, nous adopterions en toute honnêteté un mode de vie dans lequel le langage n'aurait plus de sens» et où de moins en moins de choses feraient sens.

Tous ces éléments «absolument intraduisibles dans le langage», tout ce qui fait que «le langage a perdu son pouvoir» dénaturent l'animal politique qu'est l'homme par le langage. Car «(...) toute action de l'homme, tout savoir, toute expérience n'a de sens que dans la mesure où l'on en peut parler». Faire "sans pouvoir (se) l'expliquer" rabaisse l'homme au rang d'un sous-homme, qui ne pouvant plus "suivre", ne peut plus que suivre.