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19/10/2023

L'homme contre l'homme

«Tant d'horreurs n'auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de sciences pour tuer tant d'hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps, mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?» La grande interrogation de Paul Valéry en 1919 dans La Crise de l'esprit chez Gallimard, continue de nous tarauder aujourd'hui.

Le philosophe Alain Finkielkraut dans son essai sur le XXe siècle L'Humanité perdue, paru au Seuil, rappelle ce «diagnostic désespéré» de Valéry. La guerre 14-18 interdisait désormais de voir obligatoirement en «l'essor prodigieux des aptitudes et des connaissances humaines» un «progrès de l'humanité». Et depuis, la situation n'a cessé d'empirer, la capacité de l'homme ayant décuplé et confinant maintenant à la toute-puissance.

«(...) c'est la vertu qui s'est mise au service de l'horreur, écrit encore Alain Finkielkraut ; (...) c'est la barbarie qui a mobilisé les ressources de la Raison et les inventions de la science.» Et dorénavant une épée de Damoclès semble suspendue au-dessus de l'humanité. Janus des temps modernes, le Savoir par son étendue présente de nos jours deux visages dont l'un obscur paraît pouvoir même conduire l'humanité à sa perte.

Car il n'y a pas que les armes qui soient devenues "de destruction massive", certaines "avancées" apportent avec des avantages, leur lot de menaces. Les hommes pourraient être victimes d'eux-mêmes, de leur rêve prométhéen de percer les secrets des dieux, de devenir comme des dieux, tout en étant convaincus de faire leur Devoir, de bien faire. Faire ainsi tout le mal possible avec les meilleures intentions du monde.

Mais nos intentions sont-elles toutes délibérées, ou suivons-nous plutôt, en étant "à la pointe du progrès", en nous disant "d'avant-garde", une logique indépendante de notre volonté ? «Si, par opposition au "pouvoir faire", écrit Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence, le terme "pouvoir" signifie qu'il nous est possible de faire ce que nous voulons, il nous faut bien reconnaître que notre "pouvoir" est tombé dans l'impuissance.»

«Les progrès accomplis par la science, poursuit-elle, sont tout autre chose que l'expression du "je veux" personnel ; ils suivent leurs propres et inexorables lois, nous contraignant à faire ce qu'il nous est possible de faire, sans tenir compte des conséquences.» Nuisibles pour l'homme. Valéry affirmait : «On peut dire que tout ce que nous savons, c'est-à-dire tout ce que nous pouvons, a fini par s'opposer à ce que nous sommes».

27/06/2022

Remettre l'homme à sa place : au centre

La Convivialité est un livre paru en 1973 en France au Seuil. Son auteur, Ivan Illich, né à Vienne en 1926 et décédé en 2002, est considéré par certains comme l'un des plus grands penseurs de ces soixante-dix dernières années. Dans son ouvrage, Ivan Illich développe une critique globale du système productiviste, et distingue en particulier «cinq menaces contre la population de la planète dues au développement industriel avancé».

«La surcroissance menace le droit de l'homme à s'enraciner dans l'environnement avec lequel il a évoluéPour Ivan Illich, le danger vient du surpeuplement, de la surabondance et de la perversion de "l'outil", considéré comme une fin et l'homme un moyen, et devenu destructeur. Seuls la prise de conscience de cette inversion et un recentrage sur la personne humaine seraient de nature selon lui à rétablir l'équilibre écologique.

«L'industrialisation menace le droit de l'homme à l'autonomie dans l'action.» "L'outil" - tout appareil, engin, instrument, machine..., mais aussi tout moyen, méthode, système... -, quand il se fait prépondérant, supprime d'après Ivan Illich le «pouvoir-faire» de l'homme et établit la «consommation obligatoire». Cette "marchandisation" des besoins, y compris élémentaires, conduit à la dépendance, voire à l'inaction et à la passivité.

«La surprogrammation de l'homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativitéA l'origine de cette «surprogrammation de l'opérateur et du client», Ivan Illich voit la «spécialisation de l'outil» et la «division du travail». Le savoir devient un bien rare, précieux. L'éducation, «préparation programmée à la "vie active"», devient permanente par le recyclage. Ce qui peut réduire considérablement la curiosité et la créativité.

«La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c'est-à-dire à la politique.» L'homme se voit dépossédé du fait, dit Ivan Illich, que «le pouvoir de décider du destin de tous se concentre entre les mains de quelques-uns». Ce citoyen déchu est la victime de l'organisation industrielle. Et Ivan Illich de souhaiter le respect des autres modes de production pour une meilleure répartition du pouvoir et de l'avoir.

«Le renforcement des mécanismes d'usure menace le droit de l'homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel.» Suivant Ivan Illich, l'innovation - sa direction et son rythme - est imposée. La dévalorisation de l'ancien et la survalorisation du nouveau entraînent l'homme dans des achats compulsifs. Pris dans le progrès, l'évolution, la mode, il se trouve arraché de son passé qui le rattachait.

07/09/2018

Retrouver nos idéaux pour faire les bons choix

«Le problème qui se pose est celui de la dépossession : le cours du monde tend à nous échapper.» Luc Ferry résumait bien la situation dans une interview accordée en juin 2006 à L'Est Républicain. «La mondialisation trahit (...), précisait-il, la promesse de la démocratie, celle selon laquelle nous allions pouvoir collectivement faire notre histoire, avoir un mot à dire sur notre destin.» Reste une démocratie "dénaturée" en quelque sorte.

Philippe Séguin ne pensait pas autrement, lui qui en 2002 disait : «notre situation est caricaturale : on bavasse pour des peccadilles alors que les vraies décisions nous sont imposées d'ailleurs». De là l'impression chez les Français que «leur vote ne sert plus à rien». «J'ai toujours dit, ajoutait-il, que cette élection présidentielle ne prendrait du sens que dès lors qu'on ouvrirait aux Français la perspective de la reprise en main de leur destin.»

Cependant affirmait-il, «Le dire vous vaut disqualification immédiate pour anti-mondialisme et anti-européisme primaires. Pourtant, comment ne pas souhaiter la résorption du déficit démocratique européen et une mondialisation sans globalisation ?». On se le demande en effet et le problème se pose dans les mêmes termes seize ans plus tard. Toutefois les hommes politiques ont-ils le pouvoir d'une «reprise en main du cours de l'Histoire»?

Luc Ferry en doutait. Mais alors, si les politiques ont été dessaisis des affaires du monde et sont réduits à expédier les affaires courantes, à gérer les conséquences, que reste-t-il de la liberté ? Roger Caillois écrivait que «La liberté n'existe que là où l'intelligence et le courage parviennent à mordre sur la fatalité». Aujourd'hui, l'intelligence et le courage se retrouvent au service de la fatalité : les choix, les mesures, les solutions... s'imposent.

"Savoir, c'est pouvoir", "Vouloir, c'est pouvoir" disent deux locutions proverbiales. Mais le savoir et la volonté des hommes leur permettent-ils encore d'avoir une action sur la marche du monde ? En outre, il faudrait pouvoir choisir et savoir choisir. Mais si peu ont leur mot à dire et du reste, beaucoup ne sauraient que dire. Alors, «Quand les hommes ne choisissent pas, remarquait Raymond Aron, les événements choisissent pour eux».

L'on choisit pour nous et nous subissons les événements. Ayant perdu en route nos idéaux de départ, dont l'idéal démocratique et l'idéal humaniste, nous voilà désorientés, ne sachant où aller et tentés de nous laisser porter. Albert Schweitzer écrivait : «L'idéal est pour nous ce qu'est une étoile pour un marin. Il ne peut être atteint, mais il demeure un guide», qui nous aide à choisir une direction, à savoir ce que nous voulons.