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08/04/2020

"L'art" dérangeant "de penser la vie"

Frédéric Schiffter ne respirait pas la santé en 2002. Ses Pensées d'un philosophe sous Prozac aux éditions Milan avaient le mérite d'annoncer la couleur : l'auteur était dépressif. D'ailleurs il en parlait comme d'une «étrange forme d'incapacité qu'éprouvent de plus en plus de personnes, un matin, à mettre un pied par terre». Maladie, il faut bien le dire, que beaucoup considèrent encore aujourd'hui comme plus ou moins imaginaire.

Et pourtant ce professeur de philosophie s'est trouvé, après vingt ans de carrière, confronté à cette sorte de paralysie. Le psychiatre, «choisi dans les pages jaunes de l'annuaire» précisait-il, lui prescrit un traitement accompagné de trois mois d'arrêt de travail, renouvelés une fois. Il a alors le temps de s'interroger sur les raisons de son état, lui qui n'est ni «cha­huté en permanence par ses élèves» ni «physiquement menacé».

Et une raison s'impose : le rejet de la philosophie même. Au contraire par exemple d'un professeur de physique ; celui-ci, «(...) le monde le soutient parce que ce monde est celui de la technoscience, ou, (...), celui de la "pensée calculante". Et comme ce monde a fini par arraisonner le lycée, le professeur de philosophie, qui demeure l'homme de la "pensée médi­tante", est sommé de ne plus enseigner sa discipline».

«"N'apprenant rien", rien sauf à penser pour la simple beauté du geste et le plaisir de tout critiquer, la philosophie apparaît comme un savoir superflu, et celui qui l'enseigne comme un maître de la gratuité.» Et il ajoutait : «Je ne considérais pas mes élèves comme de futurs employés, mais je m'adressais à eux, considérés comme tels, comme à des élèves. Je les mettais en garde contre les pilleurs de ressources humaines».

Il suivait ainsi l'exemple de son propre professeur de lettres en classe de seconde littéraire, «qui sut encourager, rien que par sa personnalité, mon goût pour la lecture». «Il prophétisait, écrivait-il, des temps de décadence et d'avachissement planétaires. La France, quant à elle, livrée aux banquiers et aux intellectuels de gauche, était d'ores et déjà condamnée à s'américaniser dans ses mœurs et à se soviétiser dans sa culture.»

Une fois ce professeur évoqua Schopenhauer, dont un des Aphorismes pour une vie sage dit en substance qu'«on distingue l'homme de qualité de l'homme vulgaire au fait que le premier saisit l'ennui comme l'occasion de se découvrir et de se cultiver, bref, comme un loisir - tandis que le second ne cherche qu'à s'abrutir dans le travail et les distractions auxquels la société le voue». "Penser la vie" peut être dérangeant.

10/12/2019

La culture en voie d'américanisation ?

Nous évoquions dernièrement la mondialisation et Jean-François Revel pour lequel «La superpuissance américaine résulte pour une part seulement de la volonté et de la créativité des Américains ; pour une autre part, elle est due aux défaillances cumulées du reste du monde : la faillite du communisme, le naufrage de l'Afrique, les divisions européennes, les retards démocratiques de l'Amérique latine et de l'Asie». Rappelons toutefois que nous étions alors en 2002.

Les Etats-Unis dominent ainsi le monde, économiquement, technologiquement, militairement et culturellement. Encore faut-il s'entendre sur le dernier terme. Dans le sens restreint - la culture comme «hautes manifestations créatrices» (littérature, peinture, musique, architecture...) - «la civilisation américaine est certes brillante, mais elle n'est pas la seule, ni toujours la meilleure» affirmait Jean-François Revel.

En revanche, pour ce qui est de la culture au sens large - la culture de masse - «La presse et les médias américains parviennent dans le monde entier. Les manières de vivre américaines - vêtements, musique populaire, alimentation, distractions - séduisent partout la jeunesse. Le cinéma et les feuilletons télévisés américains attirent, sur tous les continents, des millions de spectateurs (...).

L'anglais s'impose de facto comme la langue de l'Internet et se trouve être, depuis longtemps, la principale langue de communication scientifique. Une bonne part des élites politiques, technologiques et scientifiques des nations les plus diverses sont diplômées des universités américaines». L'uniformisation américaine ne concernerait donc au pire que cette culture de masse, ni profonde, ni essentielle.

Les notions d'exception culturelle ou de diversité culturelle sont-elles alors pertinentes ? Non, répondait Jean-François Revel qui y percevait une façon dissimulée d'instaurer un protectionnisme. Pour lui : «L'isolement n'engendre que la stérilité». «La diversité culturelle naît de la multiplicité des échanges» et «elle n'a jamais été aussi grande.» Et ajoutait-il, «Si le talent a parfois besoin d'aide, l'aide ne fait pas le talent».

«L'affermissement et le rayonnement d'une culture reposent sur un fondement essentiel : l'ampleur et la qualité de l'enseignement (...) et son adaptation aux évolutions de la connaissance.» La décadence culturelle, il la voyait donc plutôt venir de chez nous : dans le déclin du niveau de nos études, dans la tendance suicidaire à détruire notre propre patrimoine culturel, dans l'appauvrissement et le dérèglement de notre langue.

Près de vingt ans plus tard, nous sommes-nous ressaisis, redressés et libérés ou préférons-nous avoir l'âme d'un valet ?

17/10/2019

La morale de l'Histoire

«En négligeant la formation du sens historique, en oubliant que l'Histoire est la Mémoire des peuples, l'enseignement forme des amnésiques. On reproche parfois de nos jours aux écoles, aux universités, de former des irresponsables, en privilégiant l'intellect au détriment de la sensibilité et du caractère. Mais il est grave aussi de faire des amnésiques», concluait Régine Pernoud dans son livre Pour en finir avec le Moyen Âge, au Seuil.

Et l'historienne décédée en 1998, poursuivait : «Pas plus que l'irresponsable, l'amnésique n'est une personne à part entière ; ni l'un ni l'autre ne jouissent de ce plein exercice de leurs facultés qui seul permet à l'homme, sans danger pour lui-même et pour ses semblables, une vraie liberté.» Régine Pernoud aurait-elle écrit cela en vain en 1977, alors qu'elle poursuivait son œuvre de réhabilitation du Moyen Âge ?

Ses «Simples propos sur l'enseignement de l'Histoire» gardent en tout cas leur force. Nourris qu'ils sont par la conviction de l'importance des «sciences humaines dans la formation de l'élève». «L'enfant lui-même et les impératifs de son développement» doivent être, selon elle, à la base de l'élaboration des programmes. Ceux-ci ne devant pas seulement prévoir «l'étude des faits» mais aussi «la formation du sens historique».

Peut-être pour éviter «l'histoire officielle et menteuse» dénoncée par Balzac, Régine Pernoud exclut «de s'en tenir à l'histoire politique et militaire». De plus affirme-t-elle, «l'Histoire ne se comprend qu'en liaison avec géologie et géographie, étendue à l'économie, à l'histoire de l'art, etc.». En fait, «l'Histoire, c'est la vie». Une vie qui s'inscrit dans une continuité, une succession : «Parce que tout ce qui est vie est donné, transmis».

Rien donc ne lui apparaît plus absurde que l'expression «faire table rase» du passé. Absurde et dangereuse car conduisant inévitablement à la mort et à la destruction - l'Histoire justement nous l'enseigne. «On ne part jamais de zéro.» Alors qu'en s'appuyant sur la tradition, il est possible de poursuivre, de construire. Voilà pourquoi «la recherche du vécu, ce vécu à partir duquel nous menons notre propre vie», est essentielle.

Mais la recherche historique, l'étude de l'Histoire sont aussi des écoles de patience, d'exigence, de «respect» qui s'opposent aux opinions préconçues, au simplisme. «Pas de connaissance véritable sans recours à l'Histoire.» «L'étude de l'Histoire apporte à la jeunesse l'expérience qui lui manque» dit Régine Pernoud, et lui évite le fanatisme et l'infantilisme. Pour accéder à cette «vraie liberté». Pour autant qu'on le veuille.