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01/04/2014

Optimisme de volonté

Eric Le Boucher donnait en 2005 dans le journal Le Monde «Les 20 + 5 raisons d'être pessimiste sur le monde et les 6 pour être optimiste». Sa source d'informations était des plus fiables puisqu'il s'agissait du Luxembourgeois Jean-François Rischard qui comptait trente années passées à la Banque mondiale, où il était avant sa retraite, cette même année 2005, vice-président et responsable des relations avec l'Europe.

«Sa vision de la planète n'est (...) pas optimiste. La situation est inédite : "Après des centaines d'années de lente évolution, les courbes partent brutalement à la verticale". Pour deux raisons, l'augmentation rapide de la population mondiale et la "nouvelle économie mondiale radicalement différente qui est en train d'apparaître" Et le système international est pris de court, et inadapté pour s'attaquer efficacement aux problèmes posés.

Ceux-ci concernent l'environnement (réchauffement, biodiversité, épuisement des ressources halieutiques, pollution des mers, déforestation, pénurie d'eau douce), le sort des hommes (pauvreté, terrorisme, éducation, pandémies, fracture numérique, prévention des catastrophes naturelles), et le besoin de règles mondiales (fiscales, monétaires, éthiques sur la génétique, policières contre les stupéfiants, commerciales, légales sur la propriété intellectuelle ou la gestion des migrations).

Deux problèmes ont été réglés : la couche d'ozone et l'éradication de la variole. Mais cinq autres se sont ajoutés : le vieillissement ; la construction d'une nouvelle division internationale, avec des flux immenses de délocalisations ; le coût du pétrole ; la constitution d'une géopolitique à dominance américano-chinoise ; la fragilité des systèmes économiques sujets à un "soft-terrorisme" ; sans compter des opinions publiques désemparées.

Mais il y a des raisons d'espérer : la démocratie progresse ; la technologie ouvre des horizons toujours plus vastes pour résoudre les problèmes de la santé comme de l'énergie ; le passage accéléré à des économies de service abaissera les besoins d'énergie et utilisera la qualification croissante des populations ; le rattrapage du tiers-monde ; l'émergence d’"une conscience mondiale" ; la certitude que l'esprit humain plie mais ne rompt pas.

Voilà pourquoi, malgré la situation, Jean-François Rischard se disait "fondamentalement optimiste". Bien sûr, les problèmes listés «sont lourds de menaces et il faudrait commencer à les résoudre "dans les deux décennies qui viennent", faute de quoi le sort des hommes en sera considérablement affecté». Mais, disait-il, "L'humanité a déjà eu à faire face à d'immenses dangers, elle les a surmontés. Il en sera sans doute encore de même".

 

Dix années sont passées depuis. Ces problèmes aux risques incommensurables ont-ils trouvé un début de solution ? Entre-temps, la crise de 2007-2008 et ses suites se sont surajoutées. Et maintenant il reste une décennie avant que les conditions de vie de beaucoup d'hommes ne se dégradent encore plus largement.

25/03/2014

Qui ne "suit" plus, ne peut que suivre

Dans le prologue de son livre Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt évoque le «fait que les "vérités" de la conception scientifique moderne du monde, bien que démontrables en formules mathématiques et susceptibles de preuves technologiques, ne se prêtent plus à une expression normale dans le langage et la pensée». Le monde technico-scientifique ne devenant ainsi intelligible qu'aux seuls et très rares initiés.

Ainsi, «(...) il se pourrait (...) que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est-à-dire de penser et d'exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire. En ce cas tout se passerait comme si notre cerveau, qui constitue la condition matérielle, physique, de nos pensées, ne pouvait plus suivre ce que nous faisons (...)». La plupart d'entre nous étant de ce fait transformés en exécutants, en faiseurs.

Ni créateurs, ni dirigeants, ni responsables, nous composerions alors une grande armée d'agents, techniciens, praticiens, certains de haute volée, ayant des connaissances approfondies sur un sujet limité, appliquant des formules, des recettes, parfois avec maestria, dans une branche donnée. Au service d'une technique mais incapables de saisir les principes de cette technique. Tout désemparés quand survient l'imprévu.

«S'il s'avérait, écrit encore Hannah Arendt, que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils.» Entraînés au delà de nos intentions, là où nous ne voulons pas aller.

Mais ce qui dépasse l'entendement et ne peut s'exprimer en langage courant, ce qui "a pris les rênes" et nous dit quoi et comment faire, fait aussi que «Si nous suivions le conseil, si souvent répété aujourd'hui, d'adapter nos attitudes culturelles à l'état actuel des sciences, nous adopterions en toute honnêteté un mode de vie dans lequel le langage n'aurait plus de sens» et où de moins en moins de choses feraient sens.

Tous ces éléments «absolument intraduisibles dans le langage», tout ce qui fait que «le langage a perdu son pouvoir» dénaturent l'animal politique qu'est l'homme par le langage. Car «(...) toute action de l'homme, tout savoir, toute expérience n'a de sens que dans la mesure où l'on en peut parler». Faire "sans pouvoir (se) l'expliquer" rabaisse l'homme au rang d'un sous-homme, qui ne pouvant plus "suivre", ne peut plus que suivre.

18/03/2014

Oui à la vie, non à ce genre de vie

Le printemps est comme un oui à la vie, un oui de la vie. Quand la nature s'éveille de son long engourdissement hivernal, c'est comme si à chaque fois la vie affirmait sa suprématie sur la mort. Xavier Bichat disait que «La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort». Le printemps est la saison de la renaissance, de la nouvelle vie qui éclôt, de l'espérance retrouvée. «Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir».

Mais curieusement l'espérance vient à manquer en ce printemps. Nous semblons loin de vivre un "printemps" : une "Période pendant laquelle des espoirs de progrès (économique, social) semblent sur le point de se réaliser". Peut-être parce que nous nous trouvons en France et au sein de l'Union européenne dans une situation analogue à celle décrite par cette formule d'André Gide : «Dans la vie, rien ne se résout ; tout continue».

Le Français serait-il devenu «Un vivant dégoûté de vivre» comme l'écrivait Alfred de Musset ? Et pourrait-il faire sienne cette phrase de Gide : «Je ne sais plus bien ce qui me maintient encore en vie sinon l'habitude de vivre»? Car, paradoxe, malgré une vie bien souvent qui "n'est plus une vie", malgré le fait de "Ne plus vivre" (d'être dans l'anxiété), l'ultime espérance de l'homme semble-t-il, est de "Vivre longtemps". Vivre pour vivre.

La vie moderne, quotidienne, accable l'individu qui désespère de ne pouvoir "Vivre sa vie". A "Travailler pour vivre", parce qu’"Il faut bien vivre", à «Perdre sa vie à la gagner», il en vient à "Se laisser vivre". Beaucoup ne parviennent même plus à "vivre de leur travail", "n'ont plus de quoi vivre" (sans parler des "sans-emploi"). Et chacun craint d'avoir à dire comme l'actrice américaine Louise Brooks au terme de son existence : «Nous sommes tous égarés. Ma vie ne fut rien».

Alors pour fuir la réalité, on peut "Vivre pour soi", "Vivre au jour le jour", "Faire la vie", "Mener une double vie", "Refaire sa vie", "Exposer sa vie"..., voire "Attenter à sa vie". Tout est bon. On s'échappe en vacances dans des lieux «où l'on aimerait à vivre» (La Bruyère). On vit caché pour vivre heureux. On rêve de "Changer de vie", de "Vivre libre, en paix" et peut-être de «Naître, vivre et mourir dans la même maison» (Sainte-Beuve).

«Les Français ne croient plus en rien» notaient les préfets en 2005. Sans doute les a-t-on trop fait "Vivre d'espérance". Et peut-être s'aperçoivent-ils qu'ils n'ont pas "choisi leur vie" et que «(...) le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre» (Hugo), sans jouir de la vie. Alors la tentation est grande d'user du peu de liberté qu'il leur reste, celle de pouvoir dire non. Non à cette vie dont ils ne veulent pas ou plus, en ce printemps qui dit oui à la vie.