06/12/2013
De l'utilité des "idiots"
II est attristant de s'apercevoir que chez beaucoup d'hommes «l'ignorance peut les combler», comme l'écrit Frédéric Schiffter dans Pensées d'un philosophe sous Prozac aux éditions Milan. Ils se satisfont de peu, s'occupent ou se distraient avec peu de chose, et promènent parfois leur air suffisant, inconscients de leur insuffisance ou s'en accommodant. Lénine avait une expression pouvant qualifier ce genre d'individus : «idiots utiles».
"Idiots" par leur manque de connaissances ou de pratique dans un domaine ou plus généralement d'instruction, de savoir, par l'absence de connaissances intellectuelles, de culture générale ou par leur inexpérience totale. Ou "Idiots" aussi par leur confiance, leur foi, leur obéissance, leur soumission aveugle et leur manque de discernement. Ou bien "Idiots" encore par leur adhésion sans réserve à une idéologie, officielle ou non.
Mais ces adeptes - fidèles ou partisans - sont aussi utiles car ils rendent des services irremplaçables aux pouvoirs en place. Ne serait-ce que parce qu'ils ne s'interrogent pas, ne discutent pas les ordres et sont prêts même pour certains d'entre eux à servir de fusibles. Ces parfaits serviteurs ne sont pourtant pas à plaindre car ils ont des compensations et retombent toujours sur leurs pieds grâce à leur(s) protecteur(s).
"Pour services rendus", ils se voient souvent offrir faveurs et places, des positions enviables. Chacun y trouve son compte. Nos «commis dévoués», petits ou grands, sont à la solde des puissants pour accomplir leurs hautes ou basses besognes et maintenir le statu quo, l'état actuel des choses, avantageux pour eux. Ces hommes de confiance ont ainsi la satisfaction d'avoir leur part du gâteau et de jouir d'une parcelle de pouvoir.
Le problème en démocratie c'est quand cela touche les "contre-pouvoirs". Si ceux-ci se font les complices des pouvoirs pour se partager les droits et les avantages du pouvoir, s'ils ménagent les influents pour se ménager des situations confortables, s'ils se laissent acheter, le pouvoir des uns n'arrête plus le pouvoir des autres qui devient absolu. La critique et la contradiction devenant même, sinon impossibles, au moins impuissantes.
C'est aussi vrai pour des doctrines présentées comme les seules valables, qui réclament d'être servies par des gens emplis de certitudes. Et «L'ennui dans ce monde, c'est que les idiots sont sûrs d'eux et les gens sensés pleins de doutes» (Bertrand Russell). Mais à laisser filer les choses suivant les plans de quelques-uns ou suivant la pente prise, sans les mettre en doute, n'agirions-nous pas tous en «idiots utiles» ?
09:38 Publié dans Démocratie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : l'ignorance, frédéric schiffter, pensées d'un philosophe sous prozac, éditions milan, lénine, idiots utiles, adeptes, fidèles, partisans, rendre des services, pouvoirs en place, serviteurs, protecteurs, faveurs et places, positions enviables, commis dévoués, puissants, hautes ou basses besognes, statu quo, hommes de confiance, part du gâteau, parcelle de pouvoir, démocratie, contre-pouvoirs, droits et avantages du pouvoir, influents, situations confortables, critique et contradiction impossibles ou impuissantes, doctrines, certitudes, sûrs d'eux, doutes, bertrand russell | Facebook |
03/12/2013
Moraliser la mondialisation
Dans les années cinquante, Roland Barthes dénonçait les Mythologies de la vie quotidienne française, écrivait Alain Finkielkraut dans son livre paru en 2005 aux éditions Ellipses : Nous autres, modernes. Il évoquait «un sentiment d'impatience devant "le naturel" dont la presse, l'art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui pour être celle dans laquelle nous vivons, n'en est pas moins parfaitement historique».
«Historique, explicitait Finkielkraut, c'est-à-dire ni éternelle ni absolue, ni universelle ni indiscutable, ni sacrée ni fatale, mais, tout au contraire, contingente, passagère, friable, sujette à caution et à transformation.» Barthes s'ingéniait ainsi à «défataliser le monde». Dans le prolongement de la dernière note, on pourrait dire également que la mondialisation est historique : ni sacrée ni fatale, mais sujette à caution et à transformation.
Et pour imaginer cette transformation, un petit rappel historique est peut-être nécessaire. «Pour le marchand du Moyen Âge, rappelle Hermann Broch dans son roman Les Somnambules, écrivait encore Finkielkraut, le principe "les affaires sont les affaires" était sans valeur, la concurrence était pour lui quelque chose de prohibé, l'artiste du Moyen Âge ne connaissait pas "l'art pour l'art", mais seulement le service de la foi (...).
«C'était un système total du monde reposant dans la foi, un système du monde relevant de l'ordre des fins et non pas des causes, un monde entièrement fondé dans l'être et non dans le devenir, et sa structure sociale, son art, ses liens sociaux, bref toute sa charpente de valeurs était soumise à la valeur vitale de la foi, qui les comprenait toutes.» Dieu ayant été refoulé aux confins de la vie publique, que reste-t-il pour unir ?
Plus reliés par un principe supérieur, les hommes travaillent dans leur coin, dans leur domaine, avec méthode, poussant jusqu'au bout la logique propre à leur matière ou poussés par elle (?). Des hommes qui ne voient rien au delà de leur spécialité «et que nulle considération, nul scrupule extérieurs n'empêchent d'avancer». Il est ainsi dans «la logique de l'homme d'affaires de faire des affaires» sans se soucier des conséquences.
"Les affaires sont les affaires" : "il ne faut pas en affaires s'embarrasser de sentiments, de scrupules". Et si au contraire il devenait nécessaire d'en avoir, de s'attacher au Bien ("ce qui sert l'homme, ce qui le rend heureux") et de renoncer au Mal ("ce qui le fait souffrir"), par exemple la concurrence déloyale, afin d'empêcher ce que Marx appelait : «(...) les terribles développements (...) de l'économie se déployant pour elle-même».
14:52 Publié dans Mondialisation/Volontarisme | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roland barthes, mythologies, vie quotidienne, alain finkielkraut, éditions ellipses, nous autres modernes, le naturel, la presse, l'art, le sens commun, réalité historique, défataliser le monde, la mondialisation, ni sacrée ni fatale, sujette à caution, sujette à transformation, marchand du moyen âge, hermann broch, les somnambules, les affaires sont les affaires, la concurrence, l'art pour l'art, le service de la foi, les fins, l'être, la structure sociale, les liens sociaux, les valeurs, la valeur vitale de la foi, dieu, vie publique, principe supérieur, domaine, méthode, logique, matière, spécialité, sans se soucier des conséquences, sentiments, scrupules, le bien, ce qui rend l'homme heureux, le mal, ce qui fait souffrir l'homme, la concurrence déloyale, marx, l'économie | Facebook |
29/11/2013
Volontarisme ou fatalisme ?
«J'en entends certains qui disent : arrêtons-nous et discutons des conséquences de la mondialisation. Autant débattre pour savoir si l'automne doit succéder à l'été ! Ce n'est pas ce que font les Indiens et les Chinois : eux saisissent leurs chances et le moyen de transformer leurs vies mais aussi les nôtres...» Ainsi s'exprimait Tony Blair devant un congrès travailliste, écrivait François d'Orcival dans une de ses chroniques du Figaro Magazine.
Intéressant ce parallèle entre le phénomène artificiel de la mondialisation et celui naturel des saisons, comme si la mondialisation était écrite dans le ciel, n'avait pas été décidée par des hommes et ne demandait qu'à être accompagnée. Et intéressant ce refus d'une pause et du débat, comme si l'évaluation des conséquences était une perte de temps et que la question avait été tranchée démocratiquement et définitivement.
En 1958, Hannah Arendt dans son livre Condition de l'homme moderne, expliquait que «(...) dénués de la faculté de défaire ce que nous avons fait, de contrôler au moins en partie les processus que nous avons déclenchés, nous serions les victimes d'une nécessité automatique fort semblable aux inexorables lois qui, pour les sciences d'avant-hier, passaient pour caractériser essentiellement les processus naturels». Nous y voici.
La mondialisation devait arriver inévitablement et c'est une formidable occasion pour qui saura la saisir, disent les uns. Mais d'autres disent comme Martin du Gard : «Tout ne commence vraiment à être irrémédiable qu'à partir du moment où (...) les meilleurs renoncent, et s’inclinent devant ce mythe : la fatalité des événements». En fait, nous ne savons plus si la mondialisation est une bénédiction ou une malédiction, ou les deux.
Cité par Alain Finkielkraut dans Nous autres, modernes chez Ellipses, Paul Valéry pensait que l'homme «excédé de n'être qu'une créature» s'est fait créateur, mais qu'«il ne sait jamais ce que fait ce qu'il fait», qu'il n'a pas le contrôle des conséquences de ses actes. "Le goût de l'action, la foi en l'homme" ne suffisent plus. Il faut protéger l'homme contre lui-même, ce Prométhée moderne qui se veut omnipotent et omniscient.
Dans Le Principe responsabilité, Hans Jonas affirmait : «Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l'économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme d'être une malédiction pour lui». Il n'y a pas de fatalité, jamais. Pour Romain Rolland, «La fatalité, c'est l'excuse des âmes sans volonté».
11:29 Publié dans Mondialisation/Volontarisme | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mondialisation, tony blair, congrès travailliste, françois d'orcival, le figaro magazine, phénomène artificiel, phénomène naturel, débat, évaluation des conséquences, démocratie, hannah arendt, condition de l'homme moderne, faculté de défaire, contrôler les processus, nécessité automatique, lois, sciences, processus naturels, martin du gard, irrémédiable, renoncement, mythe, fatalité des événements, bénédiction, malédiction, alain finkielkraut, nous autres modernes, éditions ellipses, paul valéry, l'homme, créature, créateur, contrôle des conséquences de ses actes, goût de l'action, foi en l'homme, prométhée, omnipotent, omniscient, le principe responsabilité, hans jonas, économie, éthique, entraves librement consenties, pouvoir de l'homme, fatalité, romain rolland, excuse des âmes sans volonté | Facebook |