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27/08/2025

Cérémonie d'ouverture des JO 2024 : l'écume des jours

Un an est passé. A propos de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024 et du fait pour certains qu’il ne fallait pas voir ce que l’on voyait, revenons sur ce que Jacques Attali a déclaré à l’époque dans une courte vidéo, et dans un français et un raisonnement parfois approximatifs ou confus :

« Que retiendra-t-on dans dix ans de cette cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de 2024 ? Pour avoir co-organisé avec Jack Lang et Jean-Paul Goude les fêtes du bicentenaire de la Révolution française avec des centaines de chars sur les Champs-Élysées, suivis par des centaines de milliers de personnes, avec quarante-cinq chefs d’États tout autour de l’avenue, je mesure que d’abord ce qu’on retiendra, c’est qu’il n’y a rien à retenir de tragique, que tout s’est passé bien, sans difficulté, sans drame. Nous ne marquerons pas ce jour d’une pierre noire.

« Ce qu’on retiendra aussi je pense, c’est l’ensemble des transgressions qu’on y a vues de toute nature. Et dans dix ans, soit ces transgressions seront devenues naturelles et banales, et elles ne choqueront plus personne, soit au contraire, ces transgressions seront ressenties comme la mesure de ce que 2024 était un moment de décadence et que il fallait revenir en arrière.

« Nous verrons dans dix ans si la transgression est devenue ouverture vers la liberté ou au contraire si 2024 aura été un point d’inflexion vers un retour obscurantiste, nostalgique, qui aura marqué la fin d’une époque de liberté. Je ne pense pas que le pire soit le plus vraisemblable, je pense au contraire que ce qui s’ouvre ici est une période où la France aura ouvert une voie ».

Que retiendra-t-on de cette prise de parole ? Peut-être d’abord ce qu’a retenu Jacques Attali des fêtes du bicentenaire de la Révolution française, essentiellement des noms dont le sien et des chiffres censés, on imagine, impressionner. Mais impression soleil couchant. Que reste-t-il de ce bicentenaire ? Que reste-t-il de Jacques Attali, pourtant si souvent pertinent et brillant ? Une satisfaction, une autosatisfaction peut-être voire une suffisance ou une arrogance ? Et un bilan : « tout s’est passé bien, sans difficulté, sans drame », y compris pour lui. Mais pour la France ? Etions-nous à la veille d’une modernité heureuse, d’une mondialisation heureuse, d’une diversité et d’un métissage heureux… ? Marquerions-nous cette époque d’une pierre blanche ?

Ce qu’il faut ensuite souligner, c’est que Jacques Attali reconnaît ce que Thomas Jolly, le directeur artistique des cérémonies des JO 2024, ne reconnaît pas ou plus ou pas toujours, soit « l’ensemble des transgressions qu’on y a vues de toute nature », la transgression étant devenue pour beaucoup d’artistes l’alpha et l’oméga de leur art, acheté par une clientèle désireuse de s’encanailler, d’être "up to date", le fer de lance, en avance sur son temps, à la pointe du progrès(essisme), et de participer à cet avant-gardisme d’opérette, car peu innovateur, ou alors que technologiquement parlant, et obsédé par la race et le sexe.

Jacques Attali malheureusement ne désigne ni ne nomme ces transgressions et il nous faut les chercher, les deviner. Quelle transgression de montrer Marie-Antoinette tenant, telle une sainte martyre, sa tête dans les mains (on dit saint céphalophore), sur de la musique métal reprenant le chant révolutionnaire : « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! Les aristocrates à la lanterne. Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! Les aristocrates on les pendra » ?! Sa tête dans les mains, mais qui chante malgré tout d’une voix comique et à tue-tête (si l’on ose dire), peut-être pour dédramatiser la guillotine et la décapitation qui ne sont finalement qu’un mauvais moment à passer (et puis, elle l’avait peut-être un peu cherché quand même, n’est-ce pas !? Pourtant, même Jean-Luc Mélenchon s’est offusqué). Le tout avec force flammes, fumées, projections rouge sang…, et une Liberté guidant le peuple mais pas de Delacroix, plutôt une Liberté opium du peuple, asservissant le peuple et le consolant, le réconfortant des inégalités sociales.

La transgression serait de ne plus prendre la Révolution comme « un bloc dont on ne peut rien distraire » (c’est-à-dire dont on ne peut rien détacher, séparer ou retrancher mais aussi distinguer, ce qui est une insulte à l’intelligence) et de reconnaître sa trahison par la Terreur ou plutôt les terreurs. Mais il est vrai que minimiser, relativiser le sort des adversaires ou ennemis d’antan est un vieux procédé, toujours d’actualité, y compris 235 ans plus tard et y compris pour le dauphin par exemple, Louis XVII, un enfant de dix ans passé par pertes et profits. On parle d’un régicide, celui de Louis XVI, mais il y en eut en fait deux : « Dansons la Carmagnole, Vive le son, Vive le son… ».

Et comme « Léa qui dit toujours : qu’importe la destination tant qu’y a du son » (dans une publicité Volkswagen), c’est le son qui compte. « (…) Ce qu’ils appellent réussite c’est le bruit qu’on fait et le fric qu’on gagne » écrivait Simone de Beauvoir dans Les Mandarins. Peu importe le but, la finalité et même la raison d’être : la justification ou le sens profond de tout cela. L’intensité ne peut être que sonore ou visuelle (Thomas Jolly a d’ailleurs reçu le Molière de la meilleure création visuelle et sonore en 2023). Tout est superficiel, très narcissique et ne mène nulle part, avec cette culture club, ce clubbing, et cette manie de réduire "la fête" à "nightclubs et dancefloors", de la danse (répétitive) sur de la dance (répétitive), sono à tout casser, vidéos, spotlights, fumigènes et lasers.

Thomas Jolly dit avoir « voulu faire une cérémonie qui répare, qui réconcilie » mais qui répare quoi, qui réconcilie avec qui ? On ne le saura pas, même si bien sûr l’on subodore une fois de plus des souffre-douleurs ou des martyrs dans le passé, tout un ressenti (et le ressenti-ment), où se mêlent froissements, vexations et offenses, et un repentir à n’en plus finir pour les "descendants" de leurs "bourreaux", allez au hasard : les hommes blancs et hétérosexuels. Expiation et pacification à la Hunger Games sous les assauts d’un terrorisme intellectuel qui, dans sa forme doucereuse et spectaculaire, dit le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l’injuste…, pour faire culpabiliser, mais aussi impressionne, c’est-à-dire frappe, touche pour influencer ou intimider.

La « grande fête païenne » que Thomas Jolly revendique dans la partie centrale, confirme en tout cas la résurgence depuis des années du paganisme comme succédané du religieux ou retour au religieux archaïque, d’avant les religions monothéistes, somme toute assez logique en ces temps de planète à sauver, de "reconnexion à Mère Nature", aux forces naturelles ou cosmiques et telluriques… Où chacun se fait sa religion de tout, se fait une religion à sa mode, se fait sa petite religion à Soi, Saint crétin du syncrétisme, avec un peu de panthéisme, d’animisme, de polythéisme…, des esprits et divinités multiples et toute sorte de superstitions. Tout ceci finalement se ramenant à une religion du "moi, personnellement, je", "nombril du monde" se prenant pour un dieu venu au monde pour en jouir, et ne pouvant souffrir de voir la recherche de son bon plaisir contrariée, voyant même de l’hostilité dans toute gêne ou tout gêneur.

Le jouisseur, obsédé par les jouissances matérielles de la vie, peut être un hédoniste ou un épicurien, il peut être aussi un bon vivant ou un fêtard, un noceur, un bringueur, un teufeur, il peut être encore un libertin ou un débauché. Dans les tableaux centraux de la cérémonie d’ouverture des JO 2024, tous ces types de jouisseurs sont présentés, entre défilé de mode et carnaval bigarrés, entre bacchanale et orgie sous les auspices de Dionysos, avec personnages équivoques, interlopes (entre Bacchantes ou Ménades et satyres), outrageusement fardés ou sapés et pouvant représenter ou suggérer ce qu’on appelait avant les transvertis, les rôles intervertis ou les invertis, toutes les minorités sexuelles possibles et imaginables (avec toutes les combinaisons possibles d’identité de genre et d’orientation sexuelle).

C’est tout un petit monde de la fête et de la nuit, un demi-monde fait de demi-mondains, mis au jour, mis en pleine lumière. Au-delà de l’exposition des LGBTQIA+ (comprendre : des lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, queers, intersexes, asexuels, etc.) et des différentes races, ce sont aussi des drag-queens, des androgynes, une femme à barbe, une obèse…, soit le tout-venant des milieux un peu vite qualifiés d’artistiques ou culturels, plus précisément du milieu de la nuit. Sorte de Cour des Miracles réunissant tous les reclus de la société, mais ces reclus n’en sont plus, ils sont dans nos sociétés médiatisés et surexposés sur toutes les scènes et dans toutes les arènes publiques et ont nul besoin de gilets jaunes pour être visibles ; plus rien de transgressif donc, en tout cas pour l’Occident, mais un Occident vu comme décadent par le reste du monde, le Sud global, qui doit donc, si l’on comprend bien nos commentateurs professionnels, être peuplé d’une majorité de réactionnaires et d’extrémistes de droite.

Pour résumer, et Thomas Jolly le dit en substance, la cérémonie d’ouverture des JO 2024 se caractérise par le mélange des genres et la "fixette" sur le genre, selon une bible de la modernité actuelle appliquée à une bonne partie de la création artistique, et « il y a dans la création artistique une force religieuse et moralisante » comme l’écrivait l’historien Jules Michelet dans son Journal. Thomas Jolly s’est fait le grand prêtre, c’est-à-dire le ministre sacré présidant à la conception des cérémonies du culte olympique en imposant ses vues et celles de minorités particulières se jugeant discriminées, comme si seules l’origine et l’orientation sexuelle donnaient lieu à discrimination. Et aujourd’hui auréolé de sa gloire, de ses vertus, récompensé d’un Molière d’honneur inédit dans l’histoire des Molières, il est comme le cheval au galop sur la Seine, lévitant 10 cm au-dessus de la surface et courant pour faire fructifier, tirer bénéfice.

En quoi rendre visibles, mettre en avant des minorités ou des groupes marginaux constitue un immense progrès, ou le fait d’être visibles, représentés, une liberté fondamentale ? Est-ce là la transgression ? A moins de vouloir démocratiser le marginal, généraliser l’exception, vivre tous ses fantasmes…, ce qui serait là pour le coup transgressif et subversif. Tout le monde bisexuel et partouzard, polygame ou polyandre, à se déhancher dès qu’on peut sur un dancefloor ou un podium (pardon, un catwalk, c’est tellement plus chic en anglais), à prendre la pose, etc. La liberté se nicherait donc là essentiellement, voire ne nicherait que là, dans le choix de son sexe, de son genre, de son orientation…, bref, de sa vie intime (qui selon certains devrait être politique), et dans le fait de pouvoir se montrer (avec ostentation), de pouvoir être vu, s’offrir à la vue : une vision imposée à l’autre, ou recherchée par l’autre. Être vu et voir, l’éternelle rencontre de l’exhibitionnisme et du voyeurisme, à son paroxysme dans notre société perverse de la mise en scène de soi, de sa vie. Où tous les moyens sont permis pour émouvoir autrui, le captiver et emporter son adhésion.

Et l’obscurantisme que redoute Jacques Attali, serait donc quoi ? Une vie de couple et en famille ? Trouble dans le couple, vive le "trouple" ! A trois dans le sens "plan à trois", qui, au fait, n’a rien à voir avec « le triangle amoureux » dans la littérature. Ou l’obscurantisme serait d’invisibiliser, de laisser dans les marges les marginaux, de ne pas mettre en avant, mettre en valeur des minorités particulières jouissant pourtant (à peu de chose près) des mêmes droits ? Que vient donc faire ici, face à la liberté, l’obscurantisme (opposition à la diffusion du savoir, des connaissances scientifiques, de la culture, des Lumières…, intolérance, étroitesse d’esprit, superstitions, croyances) ? On peut critiquer l’affichage, l’étalage, cet excès et cette prétention, sans empêcher. On peut même émettre un jugement négatif sans condamner. Ou l’obscurantisme dont il s’agit, serait-il, comme si souvent, religieux (Ah ce sentiment de supériorité chez certains athées !) ? En tout cas, il ne semble pas que le « retour obscurantiste » de Jacques Attali fasse référence à ce "progressisme" dit "éveillé" qui rejette notamment des enseignements des sciences biologiques ou médicales, et venant notamment de professeurs d’université et d’étudiants censés être sensés. Avec aussi cette "construction sociale" évoquée à tout bout de champ et donc, aussi incroyable que cela puisse paraître, à propos de la race et du genre. Avec enfin cette "irresponsabilisation" généralisée de ces minorités, non coupables par principe. Vertige de l’irrationnel.

L’idée fixe ou la manie de la diversité sexuelle et de genre (sans oublier la diversité raciale), rend compte de la situation et de l’expérience personnelles de ces militants, et pour tout dire de leur égocentrisme. Monomaniaques, tout à leur auto-analyse, ils promènent leurs états d’âme, identités, orientations, déséquilibres, failles… en bandoulière, les impose à tous comme s’ils étaient le centre du monde ou investis d’une mission : propageant leurs doctrines, prêchant la bonne parole et pour leur paroisse, dans le but de gouverner les esprits, régir, manœuvrer, dominer, régenter. Cette idée fixe ne serait pas gênante si elle ne conduisait pas à une surreprésentation de ces minorités et si ce n’était pas la seule diversité permise. Or, aucune autre divergence n’est permise. Chacun n’en fait qu’à sa tête mais on ne veut voir qu’une seule tête. Aucune voix discordante ! Et donc quid de la liberté d’expression, autrement plus importante qu’une liberté de faire reconnaître comme légitime n’importe quels envie, désir, besoin, tentation, caprice, lubie ou fantaisie ? Ceux qui se disent par exemple "mal dans leur corps", ne faudrait-il pas envisager l’hypothèse qu’ils sont peut-être plus précisément et pour une part "mal dans leur tête" ? Mais puisqu’agir sur la tête est impossible pour le moment et qu’agir sur le corps est possible techniquement, l’on choisit d’accéder à leurs demandes de transformation de leur corps, de leur apparence.

Dans Itinéraire de l’égarement au Seuil, Olivier Rey écrit : « L’idéal moderne de liberté, l’affranchissement de la tradition pour mener sa vie propre, authentique, pour être soi-même - comment cela a-t-il pu déchoir en liberté de choisir le lieu de ses prochaines vacances ? La vie ressemble à une simple mise bout à bout d’émotions, sans autre sens que l’angoisse d’un arrêt. (...) Comment en sommes-nous arrivés à cette monstrueuse insignifiance ? Comment avons-nous pu à ce point nous fourvoyer ? ». On peut remplacer la « liberté de choisir le lieu de ses prochaines vacances » par la liberté de se travestir, la liberté de se dire tout ce qu’on veut en matière d’identité sexuelle et de genre, la liberté de soi-disant "changer de sexe", etc. Comment a-t-on pu vider de son sens l’existence en accumulant les outrances et les transgressions des limites et des normes éthiques, de notre système de valeur, de nos règles de conduite, de nos principes moraux qui permettaient la vie en société, une vie harmonieuse ? « Quand la borne est franchie, il n’est plus de limite, Et la première faute aux fautes nous invite » (François Ponsard). Et l’on passe ainsi de l’exception qui confirme la règle à l’exception qui devient la règle. Et quand tout est transgression (déconstruction) plus rien ne l’est, sauf le retour à une époque de liberté responsable et non anarchique, où pour reprendre une formule répétée par nos parents : « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ».

La plus grande transgression de la partie centrale de la cérémonie d’ouverture des JO 2024, ce sont les JO eux-mêmes. Soit : des sportifs repérés et sélectionnés sur leurs aptitudes et leurs résultats, suivant des entraînements exigeants, intensifs visant à l’excellence, au dépassement de soi, avec une discipline, une hygiène de vie, un sens de l’effort, une persévérance, le respect de leur entraîneur, de leurs adversaires et des règles. Des sportifs fiers de porter les couleurs de leur pays, saluant leur drapeau, chantant leur hymne national, encouragés sur le seul critère de l’appartenance à la même nationalité, de l’amour de la patrie, par des supporters partiaux, parfois à la limite du chauvinisme, et pourtant parfaitement respectueux des autres nationalités, le tout, malgré la compétition, la rivalité, dans une atmosphère de camaraderie, d’amitié et même de fraternité. Des sportifs jugés uniquement sur leurs scores, leurs victoires, leurs performances, leurs records durant des épreuves, sans qu’aucun autre critère (racial ou sexuel par exemple) n’intervienne de quelque façon. Ils sont ce qu’ils font. Tous sont salués, les meilleurs, les plus grands champions sont honorés ; il y a un classement, une hiérarchie. Sur des podiums, des récompenses, des prix sous forme de médailles ici, de coupes ailleurs et de rétributions sont remis, différentes suivant la place, la position, le rang. Le bienfait du "haut niveau" : l’émulation (par l’exemple) pour donner le meilleur de soi-même. Comme tout irait mieux dans notre société si plutôt que de tirer vers le bas l’on visait toujours à aller « plus vite, plus haut, plus fort - ensemble ».

Mais retour vers le bas, tant sur la forme que sur le fond quand on voit la pauvreté intellectuelle et morale de ces quelques tableaux. Pour comprendre les visées du projet, il faut aller au cœur des minorités actives qui sont autant de groupes de pression. Le magazine Têtu· de la communauté LGBTQIA+ se glorifie le 30 juillet 2024 de cette « Cérémonie d’ouverture des JO » comme s’il était partie prenante : « Paris, phare queer universel » s’extasie Thomas Vampouille, directeur de la rédaction (le mot queer désignant les minorités sexuelles et de genres). Alors que les débats et polémiques médiatiques battent leur plein en s’interrogeant sur les intentions ou le sens de ce grand "gloubi-boulga", pour Têtu·, c’est on ne peut plus clair. Il y voit « l’incarnation d’un universalisme queer » et poursuit : « chez Têtu, nous n’avions aucun doute. Confiée à Thomas Jolly, dont nous suivons depuis longtemps le travail, la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024 s’annonçait comme une pièce de théâtre surdimensionnée célébrant l’ouverture et la diversité ». Mais "ouverture" à qui ou à quoi ? Et de quelle "diversité" parle-t-il ? Réponse : « Reines de la pop mondiale, drag queens, voguing et waacking sur le catwalk… Le bingo que nous avions échafaudé en amont de ce vendredi 26 juillet a été plus que respecté (…) ». Et de « saluer des visages connus de la rédaction » (mais parfaitement inconnus de la plupart des gens) dont des « queens », des « étoiles », une « mannequin », une « DJ », des « danseuses »… (sans doute tous membres de la communauté LGBTetc., tellement diverse et ouverte). Pour conclure par un « Bref, surpassant l’Eurovision, l’ouverture de Paris 2024 est la plus grande fête queer de l’histoire de la télévision mondiale ». Voilà, tout est dit et c’est en effet on ne peut plus clair.

Devant ces spectacles "communautarisés", dans le sens de réservés à une ou des communautés minoritaires, parler d’universalisme républicain ne manque pas de sel. Après avoir « été désigné personnalité de l’année à la Cérémonie des têtu· 2024 », Thomas Jolly a répondu le 5 décembre 2024 à une longue interview dans le même magazine. Question de Têtu· : « Quand on a su que tu dirigeais les cérémonies, chez têtu· on s’est réjoui parce qu’on s’est dit qu’il y aurait du queer ; et quand on a regardé la première, ça dépassait encore nos espérances ! Tu avais conscience que tu produisais un manifeste queer ou ça s’est produit sans faire gaffe ? ». Réponse : « Évidemment j’ai fait gaffe à tout, puisque ces cérémonies sont passées au crible de plusieurs instances : le Comité international olympique, le comité français d’organisation des JO, la présidence de la République… Donc rien n’est laissé au hasard (…) ». Là encore, c’est clair et même limpide. Et continuant dans sa foulée, Têtu· affirme même que « (…) la culture queer est un pilier des arts vivants… (sic) » et Thomas Jolly « (…) que, de notre côté, il n’y avait aucune autre idéologie que l’idéologie républicaine (resic) ». Quant aux critiques émises : « le signe d’une homophobie criante », « Mais c’est intéressant de voir qui, finalement, n’aime pas la République… », « Ce que nous avons montré ce soir-là, c’est un autre récit que celui qu’on nous imposait, mais c’est bien la France telle qu’elle est », « la droite réactionnaire veut réduire la culture française à une petite partie qui correspond à son prisme ».

Le directeur artistique des cérémonies des JO 2024 se rend-il compte que la plupart de ses argument peuvent se retourner contre lui, car finalement, qui a imposé un récit ? qui a réduit la culture française à une petite partie ? qui n’aime pas la République ? Sa vision de l’universalisme républicain est en effet plus que discutable. Arrêtons-nous donc sur quelques phrases. « Il faut peut-être déjà se dire que plusieurs minorités qui s’additionnent, en réalité ça fait une majorité. » « Tout au long de la cérémonie, on a fait se rencontrer des singularités, des générations, des cultures, des genres, des sexualités, des origines, etc. Et ça a provoqué un sentiment d’unité. » « (…) Chacun est porteur d’une culture, d’une singularité qui doivent non seulement être respectées, considérées, mais aussi exprimées. Et nos singularités nourrissent l’universalisme français (…). » Que répondre à cet esprit perdu de la République ? D’abord, son « projet » n’est pas « représentatif de la France diverse » comme il le dit dans le magazine Têtu·, car il choisit les diversités qui l’intéressent et dont il fait partie. Et puis, "la reconnaissance des identités particulières" renvoie à notre condition humaine. Chacun a besoin de reconnaissance, mais d’une reconnaissance non pas fondée sur son identité personnelle, sur ce qu’il est (par sa naissance notamment), mais fondée sur ce qu’il fait en paroles et en actes (par sa vie). En République française, on ne peut être renvoyé à "d’où on vient". Héritage de la philosophie des Lumières, l’universalisme républicain s’oppose aux particularismes. Et ces tableaux au cœur de la cérémonie d’ouverture des JO 2024 sont la nième illustration de « l’abandon, de fait, du modèle républicain » que déplorait Marcel Gauchet dans Comprendre le malheur français. Mais qui en est conscient ou qui s’en préoccupe ?

Quant à ce qui a mis le feu aux poudres concernant la supposée représentation grand- guignolesque de la Cène (dernier repas de Jésus-Christ avec ses disciples avant son arrestation et sa mise à mort), ce n’est pas contrairement à ce que dit Thomas Jolly le fait de la droite réactionnaire, mais un post du diffuseur officiel des JO France Télévisions, sur son compte X, qui l’a revendiqué avec une photographie :

« Une mise en Cène LÉ-GEN-DAIRE.  » 

Un post qui a été supprimé suite aux réactions desdits réactionnaires. On imagine donc que Jésus-Christ serait représenté au centre par cette femme (si c’en est une ?) "juste un peu enveloppée" et tatouée, rehaussée d’une sorte d’auréole et, on l’espère, lesbienne, ce qui serait un plus. Autour : drag-queen, femme (ou pas) à barbe et autres "joyeusetés" en guise de disciples. Il faudrait vraiment être bégueule pour être choqué.

L’imposture de la démarche et son ridicule (qui ne tue plus ou dont la peur n’existe malheureusement plus) sont en quelque sorte révélés par les réflexions, si l’on peut dire, de Thomas Jolly le 12 septembre 2024 au journal Le Monde, concernant Jeanne d’Arc, qu’il voit comme « une des plus grandes travesties de notre Histoire » (sic), ajoutant péremptoire (alors que c’était un chef d’accusation important mais parmi soixante-neuf autres dont hérésie et sorcellerie) : « Jeanne d’Arc n’a-t-elle pas été condamnée parce qu’elle était vêtue en homme ? », pour en conclure que « notre culture est faite de cette fluidité de genres » ; rien que ça. La Pucelle d’Orléans devenant La Drag-Queen du XVe siècle (et pourquoi pas la Queen de Charles VII pendant qu’on y est ?), il fallait oser (et c’est même à ça qu’on les reconnaît…). Tout cela se résume en fait à des provocations, car on ose espérer tout de même qu’il n’y croit pas vraiment à ses élucubrations. Jeanne d’Arc ne se travestissait pas en homme, elle mettait les vêtements prévus à l’époque pour faire la guerre, et il s’avère qu’à ladite époque, c’étaient les hommes et uniquement eux pour ainsi dire, qui faisaient la guerre et y mourraient. Depuis, immense progrès, ce n’est plus un privilège machiste, viriliste, patriarcal, sexiste, etc., de mourir à la guerre. Fort heureusement, les femmes (y compris à barbe), les non binaires, les travestis, les drag-queens, etc., peuvent dorénavant à égalité faire la guerre et y mourir de fort belle manière, mais pas habillés, pas maquillés, pas manucurés et pas chaussés comme ils, elles et "iels" l’étaient lors de ces tableaux tellement illustratifs de la France du bon goût, de l’élégance, du raffinement (à la française). Où étaient l’élévation ou la distinction ? Réponse : dans beaucoup d’autres tableaux, nous sommes d’accord, qu’on pourrait estimer, allez au doigt mouillé, à 86 % du total, soit le même pourcentage (Tiens ! Ça alors !) que celui des Français trouvant très (44 %) ou plutôt (42 %) réussi ce spectacle, selon un sondage de l’institut Harris Interactive, dont l’enseignement principal est que seulement un peu plus de 4 (télé)spectateurs sur 10 l’ont trouvé "très réussi" (les synonymes de "plutôt" étant : moyennement, passablement, relativement…). Qu’ont donc trouvé raté ces 42 % (+ 14 %) ?

Dans dix ans, pour répondre à la question de Jacques Attali, il ne restera sans doute de cette cérémonie d’ouverture des JO 2024 que quelques vagues souvenirs liés probablement à une ou des personnalités, à un geste ou un symbole fort. Un clou chasse l’autre. Entre temps, il y aura eu deux cérémonies d’ouverture de Jeux Olympiques, plus toutes celles des JO d’hiver, des coupes du monde de football, etc. Le trop-plein efface tout. Il n’y a plus que les orgueilleux pour croire à une quelconque postérité. Ils croient entrer dans l’histoire, leurs noms sont écrits dans des livres, mais plus personne ne s’y intéresse et ne les lit. Ils croient que « (...) la France aura ouvert une voie » mais ne voient pas que c’est une voie sans issue, ne voient pas la fin de ce qui n’aura été qu’une simple parenthèse enchantée. La terre tourne, les têtes tournent, et l’oubli fait son œuvre. Tout passe et seules les plus grandes œuvres du patrimoine artistique et culturel restent. Les cérémonies d’ouverture ou de clôture des JO n’en font pas partie.

 

02/07/2025

La guerre russo-ukrainienne n'aurait pas dû avoir lieu

Pour comprendre les raisons véritables de la guerre déclenchée en Ukraine le 24 février 2022 par la Russie, il me semble intéressant de revenir sur un article publié en France le 13 mai 2024 sur le site internet du journal Le Figaro. Signé Gregor Schwung, rédacteur en chef du département de politique étrangère au quotidien allemand Die Welt à Berlin, il expose les termes d’un projet confidentiel d’accord de paix entre les deux pays belligérants. Fruit d’une négociation entamée dès les premières semaines de l’invasion russe, organisée notamment à Istanbul sous la médiation du président turc Recep Tayyip Erdogan, ce projet d’accord se présente sous la forme d’un document de dix-sept pages dont Die Welt a pu consulter la version originale arrêtée au 15 avril 2022, soit sept semaines après le début du conflit. « Il ressort de l’article 18 du projet d’accord, explique Gregor Schwung, que les négociateurs pensaient à l’époque que les deux chefs d’État [Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky] signeraient le document en avril 2022 », sans doute fin avril, lors d’un sommet pour la paix qui finalement n’aura jamais lieu, pour des raisons qui sont encore discutées.

Le plus important est qu’« à sa lecture, comme l’écrit Benoît Bréville dans un éditorial du Monde diplomatique de juin 2024, on mesure les priorités des deux camps, et l’ampleur des compromis auxquels ils étaient disposés pour faire cesser les combats », et notamment le fait que « plutôt que des conquêtes territoriales, la Russie cherche à obtenir des garanties de sécurité à ses frontières ». Pour résumer, d’un côté pour l’Ukraine : neutralité militaire permanente avec renonciation à toute alliance militaire, interdiction de toute base ou toute troupe étrangère sur son sol et réduction des effectifs de son armée et de son arsenal, à laquelle s’ajoute la possibilité d’adhérer à l’Union européenne ; de l’autre pour la Russie : retrait de ses troupes des zones occupées depuis le 24 février, engagement de non-agression vis-à-vis de l’Ukraine, acceptation d’une garantie de sécurité multilatérale par notamment les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Le Monde diplomatique y revient un mois plus tard dans un article de Samuel Charap, politiste à la Rand Corporation, et Serguëi Radchenko, professeur d’histoire à l’université Johns-Hopkins. Ceux-ci tirent quelques grands enseignements des événements de ce printemps 2022. D’abord, « l’ouverture rapide de pourparlers suggère que le président russe a très tôt abandonné l’idée d’un changement de régime » en Ukraine. Puis, suite peut-être aux revers de son armée au mois de mars, la Russie accepte le 29 mars le texte d’un communiqué commun précisément intitulé : Stipulations-clés du traité sur les garanties de sécurité de l’Ukraine. Sont cités comme garants possibles les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies dont la Russie et aussi des pays comme l’Allemagne, le Canada, Israël, l’Italie, la Pologne et la Turquie, avec des obligations très précises pour apporter toute l’aide nécessaire à la sécurité de l’Ukraine et également, l’engagement de « confirmer leur intention de faciliter l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne », alors que Vladimir Poutine en 2013 pressait le président de l’Ukraine de l’époque de ne pas signer un simple accord d’association avec l’Union européenne. Et la Russie va encore plus loin en acceptant de négocier le statut de la Crimée (annexée en mars 2014 et considérée jusqu’alors comme russe) mais dans un délai de quinze ans.

Sur le terrain, ce même 29 mars, l’armée russe met fin à son offensive qui devait être éclair sur la capitale ukrainienne Kiev et se concentre sur le front Est. Tout semble donc aller dans le sens d’un accord de paix prochain même si des désaccords profonds subsistent concernant par exemple le consensus nécessaire ou pas des États garants, ou la taille et la structure de la future armée ukrainienne. Les concessions accordées néanmoins par la Russie mettent en lumière ce qui pour elle n’est pas négociable et qui constitue la ou une des véritables raisons de la guerre : la « neutralité permanente » de l’Ukraine dans le but, comme l’exprime une note de la Fondation pour la Recherche Stratégique, de « reprendre le contrôle de l’Ukraine ».

Il est frappant de constater que ces faits corroborent les propos tenus dans le journal The New Yorker du 1er mars 2022 par le politologue américain John Mearsheimer. Cinq jours après l’entrée de l’armée russe en Ukraine, ce politologue « pense qu’il y a une sérieuse possibilité que les Ukrainiens puissent trouver une sorte de modus vivendi avec les Russes », un compromis. Dans la logique de Mearsheimer, "partisan de la politique des grandes puissances" qui, ajoute l’intervieweur du New Yorker, est "une école de relations internationales réalistes qui suppose que, dans une tentative intéressée de préserver la sécurité nationale, les États agiront préventivement en anticipant leurs adversaires" : « (…) ce que les Russes veulent, c’est un régime à Kiev qui soit à l’écoute des intérêts russes. Il se peut qu’en fin de compte, les Russes soient disposés à vivre avec une Ukraine neutre et qu’il ne soit pas nécessaire que Moscou ait un contrôle significatif sur le gouvernement de Kiev. Il se peut qu’ils veuillent simplement un régime neutre et non pro-américain ».

Par ailleurs, il « semble assez clair » à John Mearsheimer que Vladimir Poutine « est intéressé à prendre au moins le Donbass, et peut-être un peu plus de territoire et l’est de l’Ukraine » et « il semble évident qu’il ne touche pas à l’ouest de l’Ukraine ». Pour lui, cette conquête et celle de la Crimée huit ans plus tôt seraient la conséquence d’une volonté d’expansion occidentale, États-Unis et alliés européens, par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et l’Union européenne (UE), et d’une transformation de l’Ukraine, et aussi de la Géorgie et d’autres pays, en démocraties libérales amies de l’Occident, le tout visant à établir une zone de paix élargie à l’Europe de l’Est. « Je pense que tous les problèmes, précise-t-il, ont vraiment commencé en avril 2008, au sommet de l’OTAN à Bucarest, où l’OTAN a ensuite publié une déclaration disant que l’Ukraine et la Géorgie feraient partie de l’OTAN. A l’époque, les Russes ont clairement indiqué qu’ils considéraient cela comme une menace existentielle ». Mais, « il est très important de comprendre que, jusqu’en 2014, nous n’envisagions pas l’expansion de l’OTAN et de l’UE comme une politique visant à contenir la Russie. Personne ne pensait sérieusement que la Russie était une menace avant le 22 février 2014 », date de la destitution par le Parlement ukrainien du président pro-russe Viktor Ianoukovitch, permettant ainsi l’arrivée au pouvoir du parti pro-occidental et antirusse, et le maintien de l’accord d’association avec l’Union européenne. Date aussi à partir de laquelle s’enchaîneront l’annexion par la Russie de la Crimée, l’offensive ukrainienne contre les forces sécessionnistes de la région ukrainienne russophone du Donbass et l’envoi de commandos russes pour les soutenir (début de la guerre civile du Donbass qui fera au moins 14 000 morts), la formation et l’équipement par l’OTAN (en particulier les Anglo-Saxons) de l’armée ukrainienne, l’accès pour cette dernière au système américain d’information et de renseignement par satellites…

Ce n’est qu’à partir de ce moment-là, selon John Mearsheimer, que les Occidentaux ont commencé à développer la rhétorique d’une Russie agressive, pour lui attribuer toute la responsabilité de la situation, cherchant à reprendre position en Europe de l’Est voire à constituer une grande Russie ou même à reconstituer l’empire russe ou l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) en mettant sous sa coupe les ex-pays satellites, voire encore à pousser jusqu’à Berlin ou Paris. Mais pour le politologue américain, « l’Occident, en particulier les États-Unis, est le principal responsable de ce désastre. (…) S’il n’y avait pas eu de décision de déplacer l’OTAN vers l’Est pour inclure l’Ukraine, la Crimée et le Donbass feraient aujourd’hui partie de l’Ukraine, et il n’y aurait pas de guerre en Ukraine ». D’où son "conseil" à l’Ukraine alors que l’offensive russe vient seulement de débuter (nous sommes le 1er mars), d’adopter une stratégie de prise de distance avec l’Occident et surtout les États-Unis, et de tenter de trouver un terrain d’entente ou un accord avec les Russes. C’est en effet ce que l’Ukraine fera jusqu’à la rupture des négociation fin avril, début mai.

John Mearsheimer n’est pas le seul à défendre cette thèse d’un Poutine « acculé à la guerre par l’OTAN, (…) et afin de sécuriser le Donbass et la Crimée » (Guerre en Ukraine - Les origines du conflit, site Hérodote). En France, l’ancien ministre des affaires étrangère Hubert Védrine s’est positionné très rapidement du côté des diplomates dits "réalistes" et faisait part de ses réflexions notamment au Figaro le 24 février 2022. Il rappelait qu’Henry Kissinger, ancien secrétaire d’État et conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, « déplorait il y a une dizaine d’années qu’on ait fait aucun effort après la fin de l’URSS pour associer la Russie à une ensemble de sécurité en Europe ». Et Pascal Boniface, le directeur de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), ne dit pas autre chose dans l’émission Géopolitis quand il avance que « (…) cette guerre aurait pu être évitée si on avait plus traité la Russie comme un véritable partenaire et non pas comme un pays qui ne comptait plus sur la scène internationale et duquel on pouvait finalement ne pas tenir compte ». D’où des « erreurs » occidentales comme « la guerre au Kosovo, l’élargissement de l’OTAN, le déploiement d’un système antimissile qui remettait en cause la parité nucléaire entre Moscou et Washington, l’intervention en Libye ».

La non prise en considération des préoccupations du pouvoir russe était souligné aussi, rappelle encore Hubert Védrine, par Zbigniew Brzeziński, le conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter pendant la guerre froide, qui « considérait que c’était une provocation contre-productive d’annoncer l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan en 2008, et qu’il fallait au contraire bâtir un statut de neutralité, de finlandisation, avec une double garantie pour l’Ukraine et pour la Russie. Ça n’a pas été fait » ni en avril 2022. Et c’est ainsi selon Hubert Védrine qu’« on a contribué à créer un monstre ». On peut citer également un confrère de John Mearsheimer, Stephen Walt qui évoquait un « dilemme de sécurité » dans le sens qu’« il était parfaitement logique que les États d’Europe de l’Est veuillent entrer dans l’OTAN (ou s’en approcher le plus possible), compte tenu de leurs préoccupations à long terme concernant la Russie. Mais il aurait dû être également facile de comprendre pourquoi les dirigeants russes - et pas seulement Poutine - considéraient cette évolution comme alarmante. Il est maintenant tragiquement clair que le pari n’a pas été payant, du moins pas en ce qui concerne l’Ukraine et probablement la Géorgie »

Une note de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) est très explicite à ce sujet. Intitulée Les origines historiques de la guerre en Ukraine, elle commence par remarquer que « les faits montrent que tous les pays de l’ancien bloc de l’Est ayant appartenu par la force au pacte de Varsovie ont, dès le début des années 1990, voulu rejoindre l’OTAN, qui est une alliance défensive ». Et en effet, on ne peut ignorer que ces pays qui avaient connu l’occupation soviétique mais aussi auparavant l’influence ou la mainmise de la Russie, souhaitaient se mettre à l’abri de toute nouvelle visée interventionniste ou expansionniste. Et puis, si l’on en croit une analyse dans la Revue des Deux Mondes de Philippe Boulanger, docteur en droit public : « Indépendante en 1991, dotée d’une stabilité territoriale relative entre 1954 et 2014, l'Ukraine n'a cessé d'être un enjeu d'hégémonie continentale entre Washington et Moscou, avec comme interface l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la perspective de la poussée chinoise ». Cela rejoint ce qu’écrivait Zbigniev Brzeziński dans son livre publié en 1997, The Grand Chessboard (Le Grand Échiquier), qui identifiait « les trois leviers qui permettraient aux États-Unis de conserver le premier rôle dans les affaires mondiales au XXIe siècle : contenir la poussée de la Chine, ce qui est lucide ; poursuivre la division des Européens, objectif constant depuis 1945 ; couper la Russie ex-soviétique de l’Ukraine, dont l’arraisonnement donne au Kremlin la possibilité de jouer un rôle mondial ». « Brzeziński qualifie l’Ukraine de "pivot géopolitique". Sans elle, la Russie cesse d’être un empire eurasien. »

D’où l’appréciation de Philippe Boulanger que « l’Ukraine est dans le viseur russe depuis 1991 » et même que « Vladimir Poutine a accentué la pression. En juillet 2021, il prononce un texte programmatique de vingt-cinq pages intitulé "De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens" qui cristallise sa perception des relations entre les deux peuples et légitime l’annexion de l’Ukraine ». Ce qui fait dire au géopolitologue Alexandre del Valle lors d’un entretien paru le 29 février 2024 dans le magazine Valeurs actuelles, que « si l’on avait prêté un peu d’attention au personnage, à sa culture, à ses discours, on se serait aperçu que la volonté de revanche de Poutine existait en elle-même, qu’elle n’avait nul besoin de "provocation" occidentale pour s’exprimer. C’est la nostalgie de la puissance russe à l’ombre du soviétisme qui l’anime. Il veut retrouver cette puissance en usant de vieux outils soviétiques qu’il connaît : les rapports de force, le chantage, la subversion, la guerre. De plus, comme tout dictateur, Poutine ne peut pas supporter que figurent dans son entourage proche d’autres modes de gouvernance que le sien, de peur que le peuple soit tenté. C’est l’Ukraine en voie de démocratisation que cherche à détruire le maître du Kremlin pour garder le contrôle total chez lui ».

Ces raisons profondes et ces intérêts géopolitiques sous-jacents ne doivent pas être sous-estimés. Mais pour revenir à la note de l’IHEDN, il existe aussi des « arguments historiques récents avancés par la Russie », sous forme de quatre principaux griefs qui peuvent apparaître comme de possibles facteurs déclenchants, pour certains déjà évoqués précédemment. Premier grief : le déséquilibre dans les relations internationales dû à la suprématie américaine et qui trouve son expression dans cette phrase prononcée à l’intention des États-Unis par Vladimir Poutine à la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007, soulignant « le dédain pour les principes de base du droit international et un hyper usage quasi irréfréné de la force ». Exemples : les bombardements de l’OTAN sans accord de l’Organisation des Nations Unies contre les Serbes au Kosovo et en Serbie en mars 1999, la décision unilatérale des États-Unis de sortir du traité "Anti-Ballistic Missile" (ABM) signé en 1972 à Moscou ou l’intervention de 2003 en Irak. Deuxième grief : les deux élargissements de l’OTAN à la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999, puis à la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie en 2004 . Troisième grief : l’annonce en avril 2008 de l’adhésion à terme de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN (à laquelle il faut ajouter en juin 2008 le lancement d’un projet de partenariat européen avec les ex-pays soviétiques limitrophes des frontières extérieures de l’Union européenne), adhésion suspendue par la guerre russo-géorgienne en août 2008 aboutissant à l’indépendance des provinces géorgiennes séparatistes de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie soutenues par la Russie. Quatrième grief : les accords de Minsk II (février 2015) non-appliqués, en particulier concernant les séparatistes prorusses. Accords de Minsk II censés résoudre le conflit entre ces derniers et l’armée ukrainienne dans le Donbass et signés également par la France et l’Allemagne, qui n’avaient aucune chance d’être appliqués « comme l’ont reconnu François Hollande et Angela Merkel en avouant qu’ils servaient à faire gagner du temps à l’armée ukrainienne » rappelle Alexandre del Valle.

Quand on pense qu’« après l’URSS, la Russie d’Eltsine et de Poutine a fait énormément de concessions et a avalé beaucoup de couleuvres pour plaire à l’Occident. Elle voulait entrer dans l’Otan, avait instauré un système capitaliste, avait aboli le soviétisme et elle a même ensuite établi une flat tax à 13 %. On était déjà loin du communisme ! Cette Russie avait également accepté, certes contre son gré, l’extension de l’Otan de plus en plus loin vers l’Est, tout en fixant les lignes rouges à la Géorgie et à l’Ukraine » souligne encore Alexandre del Valle. C’est donc l’impression d’un immense gâchis qui domine et d’une invasion russe tout à fait évitable dont les dégâts considérables s’étendent bien au-delà de l’Ukraine. Au moins deux articles signés du général Jean-Claude Allard, chercheur associé à l’IRIS, mettent en avant deux objectifs politiques ou visées stratégiques de l’« opération militaire spéciale » contre l’Ukraine : « D’une part, manifester la détermination russe à s’opposer à l’unilatéralisme américain et tenter de rallier à cette cause une majorité des pays du monde non occidental. (…) D’autre part, obtenir de façon pérenne (…) la souveraineté russe sur la Crimée annexée, (…) l’indépendance des deux républiques autoproclamées du Donbass [et] (…) une bande de territoire pour "nationaliser" la mer d’Azov et contrôler la mer Noire ». Deux objectifs peut-être sur le point d’être atteints ou au moins partiellement par la Russie. 

12/06/2025

Conflagration après le 7 octobre 2023

L’horreur des massacres perpétrés en Israël par le Hamas ont bouleversé si ce n’est émotivement, au moins géopolitiquement le Moyen-Orient et au-delà. En un an et demi, toutes les cartes, y compris territoriales, ont été rebattues, en particulier pour le Liban et la Syrie, pendant que l’État hébreux avance ses pions. Jusqu’où ?

 

 « En 2023, Israël avait la fausse impression de vivre en sécurité : les États voisins ne représentaient plus une vraie menace car un traité de paix avait été conclu avec l’Égypte et la Jordanie, la Syrie se gardait de toute initiative hostile et le Hezbollah, après la guerre des 33 jours de 2006, ne montrait qu’une activité réduite par-delà ses menaces verbales. Depuis la fin de la deuxième Intifada, le terrorisme palestinien, exercé notamment par le Hamas, n’était qu’épisodique et semblait sous contrôle quitte à "tondre le gazon" régulièrement dans la bande de Gaza. Un processus de normalisation avec un certain nombre d’États arabes était en cours à travers les accords d’Abraham. Le 7 octobre constitue un réveil brutal qui pose en termes nouveaux le problème de la sécurité d’Israël. » Ainsi s’exprime Denis Bauchard, conseiller pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI) et ancien ambassadeur notamment en Jordanie[1].

« Dans le même temps, de nombreux pays se trouvent dans une situation de chaos politique, militaire ou humanitaire. C’est le cas de la Syrie, exsangue après plus de treize années de guerre et vidée d’un quart de sa population (plus de six millions de Syriens sont partis en exil). Le pouvoir de Bachar el-Assad ne contrôle qu’une partie du territoire. Le Liban, pour d’autres raisons, est dans une situation de désastre politique et économique. Il est sans président depuis octobre 2022 et son gouvernement, qui ne se réunit plus, dirigé par le président du Conseil Najib Mikati, proche de la Syrie, se contente d’expédier les affaires courantes ».[2]

Israël : un choix stratégique aux lourdes conséquences

Les massacres et la prise en otage de respectivement près de 1200 et 250 israéliens et d’autres nationalités lors des attaques terroristes du Hamas le 7 octobre 2023, déclenchent une riposte militaire de l’État hébreu. Cette guerre d’Israël contre le Hamas dans la Bande de Gaza, en Cisjordanie et dans certains pays étrangers par des attentats ciblés, vise à éradiquer les capacités militaires et politiques du groupe islamiste sunnite qui est une « branche palestinienne des Frères musulmans palestiniens [dont] la création remonte à 1987 et qui a été longtemps et imprudemment ménagée voire encouragée par les Israéliens eux-mêmes pour affaiblir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ».[3]

Michel Goya, ancien colonel des troupes de marine et animateur du blog La voie de l’épée, explique que la stratégie finalement d’Israël « consistait à conquérir le territoire de Gaza, en ménageant autant que possible le terrain et la population, par principe humanitaire, mais aussi pour préserver son image, y démanteler le Hamas et le ramener à la clandestinité tandis qu’une nouvelle administration, logiquement de l’Autorité palestinienne, serait mise en place avec l’aide internationale. La présence militaire israélienne céderait alors progressivement la place aux forces de sécurité palestiniennes. Le Hamas ne constituerait plus un proto-État dans lequel puiser des ressources, il serait étouffé et à terme peut-être effectivement éradiqué à la manière de l’État islamique en Irak, éliminé de Bagdad en 2007-2008 par les forces américaines et irakiennes. La libération des otages serait surtout obtenue par des négociations locales avec les groupes et clans qui les détiennent et/ou par des opérations ponctuelles de récupération en force au sein d’un espace complètement occupé et quadrillé ».[4]

« Plus de dix mois après le drame du 7 octobre 2023, l’État d’Israël s’enfonce dans une guerre longue, à la fois contre le Hamas mais également contre l’axe iranien. Cet affrontement s’est également régionalisé. En effet, il s’étend du Liban au Yémen en passant par la Syrie et l’Irak » écrit de son côté Arnaud Peyronnet, chercheur associé à la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES).[5]

Tsahal : une conquête du terrain pied à pied

A l’opération Déluge d’al-Aqsa du Hamas, secondé par le Jihad islamique palestinien, le Front populaire de libération de la Palestine et le Front démocratique pour la libération de la Palestine, Israël oppose donc l’opération Épées de fer. Face aux milliers de roquettes et autour de 3000 terroristes qui s’abattent sur une vingtaine de villes et kibboutz de l’"enveloppe de Gaza" limitrophe de la Bande de Gaza, la contre-offensive israélienne consiste en une reprise de contrôle du territoire envahi, en un blocus renforcé et des bombardements de la Bande de Gaza avant son invasion et des combats terrestres avec l’aide de l’aviation ciblant les infrastructures du Hamas et ses combattants. Tsahal (l’armée israélienne) demande l’évacuation de la population du nord de Gaza dès le 13 octobre mais le Hamas lui réclame de rester. Au total, près de 2 millions de Gazaouis seront finalement déplacés dans des camps de réfugiés au sud.

Une première trêve est annoncée par le Qatar pour le 24 novembre, prévoyant le passage d’une aide humanitaire pour les réfugiés et aboutissant à la libération de 110 otages israéliens et étrangers contre 210 prisonniers palestiniens. Les combats reprennent le 1er décembre et s’étendent au sud de la Bande Gaza jusqu’à la ville de Rafah à la frontière égyptienne. En février 2024 à Rafah et en juin dans le camp de réfugiés de Nuseirat, l’armée israélienne libère respectivement deux et quatre otages au cours d’assauts particulièrement meurtriers. Le 31 juillet 2024, venu à Téhéran pour la cérémonie d’investiture du nouveau président iranien Massoud Pezechkian, le chef du bureau politique du Hamas, Ismaël Haniyeh, est assassiné par Israël. Ce qui déclenche une riposte de l’Iran (voir ci-dessous).

Un bilan lourd, des buts de guerre non atteints

Un an après le 7 octobre 2023, évoquant le sort des otages israéliens et de nationalités étrangères, Michel Goya avance que « les autres sacrifiés, "sacrifiés nécessaires" selon les termes de Yahya Sinouar [chef de la Bande de Gaza et du Hamas, un des concepteurs des attaques terroristes du 7 octobre], sont les civils gazaouis. L’usage intempestif de la puissance de feu, en particulier aérienne, pour obtenir ce rapport de 50 combattants ennemis tués pour 1 soldat israélien, a largement transféré le risque des soldats vers la population. Il y a un consensus pour estimer les pertes civiles directes de cette guerre à une fourchette de 20 000 à 30 000 morts et le triple ou le quadruple de blessés plus ou moins graves, soignés dans des conditions difficiles au sein d’un territoire ravagé. Comme ces ravages s’accompagnent d’une crise humanitaire, il n’est pas exclu que ces pertes directes soient dépassées par les pertes indirectes dues à la malnutrition ou aux problèmes sanitaires ».[6]

Dans les coulisses, l’Organisation des Nations Unies (ONU), la Cour internationale de justice ou la Cour pénale internationale tentent d’influer sur le cour des événements. Des propositions de cessez-le-feu et d’accord sur les otages négociées par l’intermédiaire notamment du Qatar ou de l’Égypte et des Etats-Unis n’aboutissent pas. Et ce n’est que le 15 janvier 2025 que finalement un accord de cessez-le feu entre Israël et le Hamas parvient à un échange contre 1778 prisonniers, de 30 otages, dont 25 Israéliens et 5 Thaïlandais, sans compter huit corps rapatriés dont deux bébés. Mais ces échanges donnant lieu pour les otages à des « cérémonies humiliantes » de la part du Hamas, qui de plus en profite pour reconstituer et réorganiser ses forces, Israël refuse de passer à la deuxième phase prévoyant à partir du 27 février le retrait de Tsahal de la Bande de Gaza et la libération des derniers otages, puis bloque l’aire humanitaire début mars. Et le 18 mars 2025, l’armée israélienne reprend le bombardement de Gaza, tuant notamment le chef du gouvernement du Hamas, Essam al-Dalis.

Un an et demi plus tard, les objectifs d’éradication du Hamas et de libération des otages ne sont pas atteints ; il resterait 58 otages dont 34 morts.

Le Hezbollah libanais en ligne directe avec l’Iran

Parallèlement, comme le rappelle Arnaud Peyronnet : « Israël subit des attaques régulières du Hezbollah le long de la Ligne Bleue ou sur le plateau du Golan, conduisant à l’évacuation de plus de soixante mille habitants des villages frontaliers israéliens et des tirs de riposte systématiques de Tsahal ».[7] Avec le Hezbollah qui se retire partiellement dès le 7 octobre 2023 de la guerre civile syrienne où il combattait l’opposition syrienne et l’État islamique, et soutenait de fait le président syrien Bachar el-Assad, le Sud-Liban devient ainsi une deuxième ligne de front, bientôt rejoint par la Syrie où les forces israéliennes se doivent aussi « de cibler méthodiquement les représentants du corps des Pasdarans iraniens, notamment à Damas, ceux-ci étant accusés d’organiser les transferts d’armements vers le Hezbollah ».[8] En effet ce dernier a été « créé à initiative de l’Iran après l’invasion du Liban par Tsahal en 1982. Ce mouvement chiite a des liens étroits avec l’Iran, qui lui fournit financements et armements, tout en ayant un agenda proprement libanais. Il dispose d’une véritable armée aguerrie de l’ordre de 50 000 combattants et d’un arsenal important (…) ».[9]

Et ainsi que le remarque Sami Aoun, professeur émérite à l’École de politique appliquée (EPA) de l’Université de Sherbrooke (Canada) et directeur de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (OMAN) à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM : « le Hezbollah chiite libanais, intégré dans la Force Al-Qods, est une faction redoutable de la stratégie iranienne d’"encerclement par le feu" de l’État d’Israël. Dans ce cadre, le Sud du Liban est soumis aux impératifs stratégiques iraniens, où une guerre de l’ombre et de procuration justifiée religieusement pour soutenir le Hamas et le djihad islamique contribue à renforcer les ambitions de Téhéran, son expansion et son programme nucléaire ». Ce qui fait ajouter à Sami Aoun que « l’État parallèle du Hezbollah engage le pays dans des conflits régionaux et compromet sa diplomatie, traditionnellement neutre et alignée sur le consensus arabe, avec des liens rapprochés avec la France et les États-Unis ».[10]

Défaite du Hezbollah et élection du président Aoun au Liban

Les raids aériens israéliens s’intensifient en réponse aux tirs de roquettes du Hezbollah jusqu’à la frappe de 270 cibles par 100 appareils le 25 août 2024. Et les 17 et 18 septembre, ce sont des centaines de bipeurs et de talkies-walkies piégés détenus par des cadres de la milice, qui explosent simultanément, décapitant l’organisation djihadiste chiite. Les bombardements de l’armée israélienne deviennent massifs sur le Liban avant une offensive terrestre de Tsahal et la mort de Hassan Nasrallah, secrétaire général et guide spirituel du Hezbollah, et d’une vingtaine de responsables le 27 septembre.

Le cessez-le-feu intervient le 27 novembre et Joseph Aoun est élu président de la République libanaise le 9 janvier 2025 après plus de deux ans de vacance de la présidence. Avec son Premier ministre, Nawaf Salam, il devra s’atteler à « la stabilisation de la frontière » avec la Syrie, au « déploiement de l’armée libanaise au sud du fleuve Litani » et au « désarmement des forces armées miliciennes du Hezbollah », tous deux indispensables « pour la mise en application du cessez-le-feu avec Israël au sud du pays, en vertu des résolutions 1559 et 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies »[11] précise l’analyste en stratégie internationale Thomas Sarthou.

La Syrie et l’Iran main dans la main 

En Syrie, dès le 12 octobre puis le 22 octobre 2023, l’aviation israélienne bombarde et détruit notamment les pistes d’atterrissage des aéroports de Damas et Alep. Deux jours plus tard, Tsahal riposte toujours par les airs à des tirs de mortier venus des forces syriennes et frappe par la suite les positions du Hezbollah en Syrie. Le 1er avril 2024, le consulat iranien à Damas est ciblé par l’armée de l’air israélienne, provoquant la mort du chef de la force d’Al-Qods, le général Mohammad Reza Zahedi du Corps des gardiens de la révolution islamique et de sept autres membres de ce Corps. En représailles, l’Iran par l’opération Promesse honnête lance le 13 avril sur Israël environ 330 drones, missiles balistiques et missiles de croisière, de son propre territoire et aussi du Yémen par les Houthis. Presque tous seront abattus en vol par les défenses antiaériennes d’Israël (le "dôme de fer") et de ses alliés américains, britanniques, français et jordaniens. L’armée de l’air israélienne répliquera le 19 avril en frappant par des missiles un site radar de défense aérienne protégeant une usine iranienne d’enrichissement d’uranium et des objectifs en Irak et en Syrie.

Le 1er octobre 2024, l’Iran réitèrera ses attaques directes après l’assassinat en Iran du chef du bureau politique du Hamas, Ismaël Haniyeh, et le bombardement du siège du Hezbollah au Liban provoquant notamment la mort d’Hassan Nasrallah, secrétaire général et guide spirituel du Hezbollah le 27 septembre 2024. Deux vagues de missiles balistiques ciblent des installations militaires israéliennes mais seront une nouvelle fois interceptés pour la plupart. En réponse, le 26 octobre, l’armée israélienne vise en Iran des installations de fabrication de missiles, des batteries de missiles sol-air et d’autres systèmes aériens. Ainsi que le dit Didier Billon, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) : « Comme il a été constaté à deux reprises, en avril puis octobre 2024, les bombardements croisés entre la République islamique [d’Iran] et Israël sont restés sous contrôle, chacun des protagonistes sachant jusqu’où ne pas aller et ne franchissant donc pas la ligne rouge tacite. Probablement le cabinet Netanyahou aurait voulu frapper plus fort, mais, c’est à souligner, l’administration Biden a su pour une fois se montrer dissuasive pour empêcher des frappes israéliennes sur les installations nucléaires ou pétrolières iraniennes. Pour autant, ces opérations ont souligné l’asymétrie militaire entre les deux protagonistes ce qui ne manque pas d’inquiéter les dirigeants de Téhéran, d’autant que le retour de Donald Trump au pouvoir risque d’affaiblir encore leur situation ».[12]

La chute du régime Assad

C’est alors qu’en Syrie l’affaiblissement du pouvoir de son président Bachar el-Assad, lié à l’affaiblissement de ses alliés (Russie, Iran, Hezbollah), provoque, comme l’écrit toujours Didier Billion, une « offensive foudroyante de Hayat Tahrir al-Cham partant de la province d’Idlib » le 27 novembre 2024. Ce groupe rebelle islamiste sunnite, connu aussi sous le sigle HTC, était partie prenante à la guerre civile syrienne déclenchée en 2011. En une douzaine de jours, les rebelles prennent le dessus sur les troupes loyalistes qui se dispersent et le contrôle des principales villes jusqu’à la capitale Damas d’où s’enfuit Bachar el-Assad pour se réfugier en Russie. Selon Didier Billion, « cela révèle la sous-estimation de l’état de déliquescence du régime syrien et son isolement total. (…) Du point de vue géostratégique, (…) la Syrie de Bachar Al-Assad était la ligne d’approvisionnement principale entre l’Iran et le Hezbollah. Celle-ci est désormais rompue ».[13]

Le commandant en chef du commandement des opérations militaires Ahmed Hussein al-Charaa, dont le nom de guerre était Abou Mohammed al-Joulani, ancien émir du HTC et commandant djihadiste, devient président par intérim de la République arabe syrienne le 29 janvier 2025. Entre temps, Israël en profitera « pour opérer plus de 300 bombardements sur des objectifs militaires syriens et pour occuper le versant syrien du mont Hermon » précise le directeur adjoint de l’IRIS, qui ajoute : « La question est désormais l’appréciation de la trajectoire possible des nouveaux responsables de Damas. Leur passé djihadiste est connu, mais leur évolution politique ne l’est pas moins. Incarnant une forme d’islamo-nationalisme, ils ne renieront pas leur appartenance à la mouvance islamiste. Dans le même mouvement, ils sont profondément syriens et leur préoccupation est de reconstruire et de préserver l’unité du pays. Pour ce faire, l’enjeu est de parvenir à mettre en place un régime de type inclusif et de reconstituer de solides relations avec le maximum de pays à l’international ».[14]

Installation d’Israël au Liban et en Syrie

A ce jour, l’État hébreu semble déterminé à poursuivre « le développement d’une profondeur stratégique au Liban et en Syrie »[15], comme l’écrit Thomas Sarthou dans une note de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) du 21 mars 2025. Ainsi l’occupation militaire au Liban et en Syrie viserait à démilitariser tout le territoire libanais situé au sud du fleuve Litani et tout le sud de la Syrie, au pied du plateau du Golan et à la frontière jordanienne. Deux zones tampons en quelque sorte, censées ainsi assurer la sécurité d’Israël. Mais la pression qu’exerce Israël sur le nouvel exécutif libanais et le nouveau régime de Damas passe aussi d’un côté, par la poursuite des assassinats de responsables du Hezbollah ou la menace de frappes si l’aéroport de Beyrouth restait ouvert aux avions venus d’Iran, et de l’autre, par des frappes aériennes sur des bases ou entrepôts de l’armée syrienne au sud du pays. Le « soutien aux minorités, notamment la communauté druze syrienne » située justement au sud, serait aussi un moyen pour Israël de "diviser pour régner", selon Thomas Sarthou qui souligne que « les druzes d’Israël comptent environ 150 000 personnes et jouissent d’une identité reconnue, participant également à l’appareil militaire du pays »[16].

A Gaza, l’offensive par les airs et par la terre continue, alors que les négociations à Doha, la capitale du Qatar, piétinent. En Cisjordanie, l’opération Mur de fer, à l’origine pour démanteler une cellule du Jihad islamique, amène l’armée israélienne et le Shin Bet, le service israélien de sécurité intérieure, à déplacer depuis près de trois mois « plus de 40 000 » réfugiés palestiniens, en particulier d’un camp situé à l’ouest de la ville de Jénine ; suivant toujours le même schéma : raids aériens et incursions au sol. Et pendant ce temps-là, sur le Liban, « les autorités israéliennes ont annoncé, le 11 mars, la tenue de négociations quadripartites avec la France et les États-Unis, débouchant sur la création de trois groupes de travail conjoints : l’un pour traiter des positions israéliennes au Liban, un autre pour les litiges frontaliers, et un dernier pour la question des détenus libanais ».[17]

Des guerres aussi pour l’eau ?

Mais ces conflits territoriaux en cachent peut-être un autre. Thomas Sarthou relevait un point « au lendemain de la chute de Bachar Al-Assad. Le 8 décembre 2024, le gouvernement israélien a annoncé qu’il mettait fin à l’accord de cessez-le-feu signé en 1974 avec les autorités damascènes qui établissait une zone démilitarisée sur les hauteurs du plateau du Golan. Peu de temps après cette annonce, des troupes israéliennes se sont positionnées dans la zone démilitarisée qui surplombe le sud de la Syrie ».[18] Le chercheur en études stratégiques Mohamad Hasan Sweidan avance que « moins d’un mois après la prise de Damas par les forces rebelles et le renversement du gouvernement syrien, les forces d’occupation israéliennes ont lancé une offensive incontestée jusqu’aux abords du barrage Al-Mantara - une source d’eau essentielle pour Deraa et le plus grand barrage de la région, situé dans la campagne occidentale de Quneitra. Les rapports indiquent que les chars et les troupes israéliens ont établi des avant-postes militaires, élevé des talus et imposé des restrictions strictes à la circulation locale, n’autorisant l’accès qu’à des heures précises et prédéterminées ».[19] Les ressources en eau douce sont rares donc précieuses, encore plus dans cette région où le climat est aride et les déserts étendus. Et l’on ne peut que constater que les avancées d’Israël concernent des territoires riches en sources d’eau, que ce soit au Sud-Liban avec notamment le fleuve Litani ou en Syrie avec le mont Hermon et le bassin de Yarmouk avec le barrage d’Al-Wehda et celui déjà cité d’Al-Mantara.

Israël déterminé, divisé et uni

Que veut Israël ? On pourrait penser que l’État hébreux s’éloigne de la solution à deux États préconisée par beaucoup, ou alors sans tout ou partie de la Cisjordanie, et serait même tenté de redessiner des frontières par rapport notamment au Liban et à la Syrie. Question de sécurité et même de survie. Que faire quand des organisations terroristes puissantes et même des États ne veulent quune chose : votre éradication ?

Arnaud Peyronnet rappelle qu’« en 2015, l’ancien président israélien, Reuven Rivlin, identifiait quatre "tribus" composant la société israélienne et qui ne se mélangeaient pas : les trois tribus juives (laïcs, religieux-nationalistes et ultra-orthodoxes) et la tribu arabe [représentant 20 % de la population israélienne et très attachée à Israël]. Parmi celles-ci, les tribus des religieux-nationalistes et des ultra-orthodoxes se sont considérablement accrues ces 20 dernières années, au détriment de la tribu des laïcs ».[20] La radicalisation qui s’en suit concerne tant l’ensemble des territoires revendiqués « dont la Cisjordanie dénommée localement Judée et Samarie » ou Judée-Samarie, que les Palestiniens eux-mêmes devenus cibles d’attaques de colons radicalisés.

Pour Denis Bauchard, « cette guerre, la plus longue menée par Israël depuis 1948, se poursuit en violation du droit international, en dépit des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité ou des décisions de la Cour internationale de justice. Elle est prolongée délibérément par le Premier ministre Netanyahou, qui se maintient ainsi au pouvoir malgré une contestation majoritaire dans le pays, y compris celle de l’armée ».[21]

Mais « au final, la société israélienne, bien que très fragmentée, a réussi à maintenir son unité face à des risques existentiels considérés comme imminents »[22] conclut Arnaud Peyronnet.

Il est bien possible que "le 7 octobre" et ses suites aient érigé Israël en citadelle assiégée, risquant de s’isoler. Rétablir des relations avec certains de ses voisins comme le Liban, la Syrie et d’autres pays arabes serait nécessaire en raison des multiples conflits dans lesquels Israël est impliqué, mais le temps est-il venu ? « Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel : (…) un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour saper et un temps pour bâtir, (…) un temps pour déchirer et un temps pour coudre, (…) un temps pour aimer et un temps pour haïr, un temps de guerre et un temps de paix. »[23]

 (arrêté à fin mars 2025)

 

[1] Bauchard, Denis. “Un Moyen-Orient Entre Guerres et Recomposition.” Diplomatie, no. 129, 2024, pp. 36-41. JSTOR

[2] ibid.

[3] ibid.

[4] Goya, Michel. « Victoire par chaos à Gaza. » DSI (Défense et Sécurité Internationale), n° 173, 2024, pp. 56-59. JSTOR

[5] Peyronnet, Arnaud. « Israël face au spectre d’une guerre longue. » Diplomatie, n° 129, 2024, pp. 45-48. JSTOR

[6] Goya, Michel. « Victoire par chaos à Gaza. » DSI (Défense et Sécurité Internationale), n° 173, 2024, pp. 56-59. JSTOR

[7] Peyronnet, Arnaud. « Israël face au spectre d’une guerre longue. » Diplomatie, n° 129, 2024, pp. 45-48. JSTOR

[8] ibid.

[9] Bauchard, Denis. “Un Moyen-Orient Entre Guerres et Recomposition.” Diplomatie, no. 129, 2024, pp. 36-41. JSTOR

[10] Aoun, Sami. “Gaza en flammes ; l’Égypte, la Jordanie et le Liban endurent.” Diplomatie, no. 129, 2024, pp. 64-67. JSTOR

[11] Thomas Sarthou. « Nouveaux visages, mêmes défis ? Analyse de la nomination du gouvernement libanais - IRIS », 14 février 2025

[12] Didier Billion. « Un Moyen-Orient en recomposition politique accélérée - IRIS », 13 janvier 2025

[13] ibid.

[14] ibid.

[15] Thomas Sarthou. « Au Liban et en Syrie, Israël pousse son avantage stratégique par-delà sa frontière - IRIS », 21 mars 2025

[16] ibid.

[17] ibid.

[18] ibid.

[19] Mohamad Hasan Sweidan « La guerre secrète d’Israël contre la Syrie, le Liban et la Jordanie pour l’eau », Site Strategika, Source : reseauinternational.net - 19 janvier 2025

[20] Peyronnet, Arnaud. « Israël face au spectre d’une guerre longue. » Diplomatie, n° 129, 2024, pp. 45-48. JSTOR

[21] Bauchard, Denis. « Un Moyen-Orient Entre Guerres et Recomposition. » Diplomatie, no. 129, 2024, pp. 36-41. JSTOR

[22] Peyronnet, Arnaud. « Israël face au spectre d’une guerre longue. » Diplomatie, n° 129, 2024, pp. 45-48. JSTOR

[23] Ecclésiaste ou Qohéleth, chapitre 3 « Les temps et la durée », versets 1 à 8, Traduction œcuménique de la Bible (TOB) 2010