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03/05/2013

Réduire les fractures

Jean-Louis Borloo estimait en 2004 que globalement, deux tiers des Français tiraient avantage depuis vingt ans de la situation socio-économique, tandis qu'un tiers en étaient les laissés-pour-compte. D'où la volonté de celui qui était alors ministre de l'Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale, de faire de la lutte contre «la désintégration républicaine», sa priorité. Afin peut-être aussi de répondre à la défiance des défavorisés, exprimée lors des élections.

Sieyès (1748 - 1836), homme politique et prêtre, pensait que «Si l'on ôtait l'ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins mais quelque chose de plus». Jacques Marseille, à l'époque professeur d'histoire économique à la Sorbonne, le citait dans son livre La Guerre des deux France, celle qui avance et celle qui freine chez Plon. Et il joignait une parabole du comte de Saint-Simon (1760 -1825), philosophe et économiste.

«Supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens (...), ses cinquante premiers poètes (...), ses cinquante premiers mécaniciens, ses cinquante premiers ingénieurs civils et militaires (...), ses deux cents premiers négociants, ses six cents premiers cultivateurs (...), la nation tomberait immédiatement dans un État d'infériorité vis-à-vis des nations dont elle est aujourd'hui la rivale (...).»

«Admettons que la France conserve tous ces hommes de génie (...) mais qu'elle ait le malheur de perdre le même jour Monsieur, frère du roi, Mgr le duc d'Angoulême, Mgr le duc de Berry, tous les grands officiers de la Couronne, tous les ministres d'État, tous les maîtres de requête, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, (...) il n'en résulterait aucun mal politique pour l'État.»

Ce constat sévère semblait, aux yeux de Jacques Marseille, n'en être pas moins pertinent dans les grandes lignes, y compris plus de deux siècles plus tard. A l'en croire, les titres ont changé, les situations acquises ont prospéré : une «France abritée» de nantis qui vivent aux dépens, au détriment des autres, «(...) qui, disposant des informations et des réseaux nécessaires, savent détourner à leur profit les ressources de l'État (...)».

Il plaidait pour ceux qui entreprennent, qui font, qui agissent, qui créent... Et il condamnait dans Le Monde «les privilèges de la fonction [qui] ont remplacé ceux de la naissance». Sa «France exposée» n'était pas celle de Jean-Louis Borloo, mais toutes deux illustraient les fractures de notre société. Neuf ans après, ces fractures se sont élargies et les "laissés-pour-compte" doivent tourner autour de 40 % de la population française. La cohésion sociale ne peut être une fin en soi obtenue plus ou moins artificiellement, elle ne viendra que de plus de justice sociale.

23/04/2013

Les assurances n'évitent pas le danger

"Risque zéro", cette expression à la mode nous en dit peut-être plus que nous ne le pensons sur notre drôle d'époque. Le zéro est d'ailleurs un "héros" pour nos concepteurs de formules prêtes à l'emploi. "Prêt à taux zéro", "tolérance zéro", "croissance zéro"..., la liste est longue de ces tournures ou clichés nous signifiant que dans les cas évoqués, le risque, le taux, la tolérance ou la croissance sont nuls ; inexistants.

Le risque, dans les deux sens de "danger éventuel plus ou moins prévisible" ou "fait de s'exposer à un danger (dans l'espoir d'obtenir un avantage)", n'est pas exactement celui qui nous intéresse. Il est davantage question en effet ici de l’"éventualité d'un événement ne dépendant pas exclusivement de la volonté des parties et pouvant causer la perte d'un objet ou tout autre dommage". Mais en fait, les trois sens se rejoignent.

Par extension poursuit Le Petit Robert, c'est un "événement contre la survenance duquel on s'assure". Dans une société "pleine de risques", il n'est donc pas surprenant que l’"assurance tous risques" ou "multirisque" batte son plein. Surtout quand vivre ou faire quelque chose "à ses risques et périls" devient inacceptable, quand la sécurité constitue la demande première d'individus peu préparés à "prendre des risques".

Les "facteurs de risque" sont multiples dans nos organisations complexes et progressent parallèlement aux techniques. La pression du marché rend moins prudents des décideurs (qui souvent ne sont pas les payeurs), et les autorisations de mise sur le marché sont parfois données légèrement, sans estimation précise des risques, "au risque de" commettre l'irréparable. Les risques sont de moins en moins "calculés".

"Il n'y a aucun risque", "pas de danger" nous disaient nos parents dans notre enfance pour nous pousser à oser, à risquer. Aujourd'hui le risque n'est plus nul pour n'importe quelle activité ; sans parler des risques sociaux. Tout est "à risque(s)". Et les compagnies d'assurances l'ont compris. L'une d'elles affirmait dans une publicité : «Non. Le risque zéro n'existe pas», et signait son logo d'un slogan : «Faire face avec vous».

Face à un monde de tous les dangers, nous voici bardés d'assurances en tous genres. Mais celles-ci, comme la peur qu'inspire cette société, qui paralyse ou fait fuir, n'évitent pas le danger. Mieux vaudrait la prévention que la réparation, et un développement modéré et prudent - responsable - pour nous rassurer. Et nous redonner de l'assurance, nécessaire pour entreprendre ; car dans la vie, "on n'a rien sans risque", zéro !

12/04/2013

Une dictature économique et technique

«Ce que Bernanos appelait une "escroquerie à l'espérance", la promesse que tout ira mieux demain, spécialité des "fournisseurs d'optimisme", continue, au début du XXIe siècle, à servir d'opium des peuples. Mais (...) l'optimisme technologique se heurte, comme l'optimisme économique, à une incrédulité croissante.» Tel était le constat de Pierre-André Taguieff dans son essai intitulé Du progrès chez Librio.

Poursuivant l'exploration de cette «utopie moderne» : le progrès, il était impossible de ne pas revenir sur cet ouvrage publié en 2001 par ce philosophe et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris. De même qu'il était impossible de ne pas citer encore l'écrivain Georges Bernanos que Pierre-André Taguieff qualifiait d'«excellent témoin» et de «grand esprit libre».

Les mots de Bernanos sont (on l'a déjà dit) comme bien des progrès : ful­gurants. Ainsi Pierre-André Taguieff soulignait que celui-ci notait «qu'avant l'ère des dictatures totalitaires "l'idée de démocratie n'était plus contestée par personne, l'avenir de la démocratie paraissait assuré dans le monde, et [que] l'homme de 1900, par exemple, n'en séparait pas l'idée de celle d'un progrès fatal et indéfini"». On connaît la suite.

Ce qui faisait écrire à Bernanos en 1947 que "Le mot de démocratie a déjà tellement servi qu'il a perdu toute signification, c'est probablement le mot le plus prostitué de toutes les langues". Mais surtout, il ajoutait : "Dans presque tous les pays, la démocratie n'est-elle pas d'abord et avant tout une dictature économique ? C'est là un fait immense, et qui suffit à prouver la dégradation profonde de la société moderne".

La "civilisation technique" (dont les «normes suprêmes sont l'utilité et l'efficacité»), ou "civilisation des machines", n'était en fait pour lui qu'une "contre-civilisation, une civilisation non pas faite pour l'homme, mais qui prétend s'asservir l'homme, faire l'homme pour elle, à son image et à sa ressemblance". "Certes (disait-il), par exemple, il y a une technique d'assistance aux faibles, aux tarés, aux dégénérés de toute espèce...

"... Mais du point de vue de la technique générale leur suppression pure et simple coûterait moins cher. Ils seront donc supprimés tôt ou tard par la technique." L'actualité semble donner raison à Bernanos. Nous prenons le chemin de nouvelles «pratiques eugénistes» et «politiques hygiénistes». Nos «normes utilitaristes et marchandes» amenant à "détruire" ceux "qui risquent de coûter à la Société plus qu'ils ne rapportent".