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21/11/2014

Lire pour "lire au-dedans de la réalité"

Comment "bien juger" ? c'est-à-dire avoir du discernement, «soit, comme l'écrit Frédéric Schiffter, une capacité de lire "clairement et distinctement" au-dedans de la réalité afin qu'on en retire quelque savoir et, si possible, quelque moyen de s'y repérer - mais aussi une capacité qui suppose de faire violence à notre esprit spontanément enclin à se vautrer dans les valeurs, les préjugés et les croyances qui saturent la réalité de sens».

Ce professeur de philosophie dans son livre Pensées d'un philosophe sous Prozac paru aux éditions Milan, pense que «Chercher à lire au-dedans de la réalité, alors qu'elle se présente - ou qu'on nous la présente - comme lisible, est (...) ce qu'on appelle l'intelligence (...)». Et pour y parvenir, il ne voit qu'un moyen : la lecture, mais pas n'importe laquelle, celle principalement des auteurs qui obligent à «penser contre soi-même».

Mais ces auteurs, philosophes, penseurs, historiens, sociologues, grands romanciers notamment, exigent un préalable : savoir lire. Or, «le livre (...) se voit destitué de sa suprématie en son propre royaume» : l'école. «Considéré naguère comme la voie royale menant au savoir, voilà le livre pour cela même rabaissé au statut de simple "support écrit" à égalité de prestige avec les autres "supports" - audio-visuels, informatiques - (...)».

«Dès lors, la lecture qui implique (...) solitude, silence, effort personnel de compréhension, devient suspecte d'élitisme et d'incivisme. Un lycéen qui s'élève au-dessus de son âge par le plaisir intelligent de la lecture, se voit accusé par ses congénères, préférant barboter dans la jubilation cucul de la fête, de vouloir s'élever au-dessus d'eux.» C'est vrai pour tout lecteur auquel on reproche l'ampleur de vision qu'on n'a pas. Mais la faute à qui ?

«S'isoler pour lire», «se cultiver», à quoi cela sert-il quand on peut communiquer ou s'informer ? «Par nature individuelle, la culture par le livre singularise ; s'adressant à tous, l'information par l'écran socialise. L'important, c'est de participer.» Se préparer à la vie en entreprise, c'est apprendre à travailler en groupe, utiliser les nouvelles technologies de l'information et de la communication, le tout en français sommaire, franglais ou "basic english".

«La mémoire historique», le «logos» ("la Raison humaine incarnée par le langage"), «l'imagination» se dissipent. On ne lit plus, on surfe, on survole ; on n'écrit plus, on pianote, on tapote ; on ne converse plus, on "parlote", on papote. «Ainsi branchées sur toutes les formes d'intelligence artificielle et virtuelle, les jeunes cervelles peuvent-elles se déconnecter sans le moindre complexe du seul site de l'intelligence réelle : le livre.»

14/11/2014

Une démocratie superflue ?

Thorstein Veblen est un économiste américain né en 1857 et mort en 1929. Largement méconnu aujourd'hui, le journaliste Hervé Kempf le ressuscitait dans son livre Comment les riches détruisent la planète au Seuil. Sa Théorie de la classe de loisir part d'un constat : «La tendance à rivaliser - à se comparer à autrui pour le rabaisser - est d'origine immémoriale : c'est un des traits les plus indélébiles de la nature humaine».

C'est ce principe qui domine l'économie. D'où la recherche de signes extérieurs de richesse qui va bien au delà des «fins utiles», de la satisfaction de besoins réels, et vise à une «distinction provocante». Ce qui «nourrit, disait Hervé Kempf, une consommation ostentatoire et un gaspillage généralisé». Car «Toute classe est mue par l'envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l'échelle sociale, (...)» écrivait Veblen.

C'est donc «la classe la plus haut placée tant par le rang que par l'argent - celle qui possède et richesse et loisir» qui donne le la. L'exemple vient d'en haut. «C'est à cette classe qu'il revient de déterminer, d'une façon générale, quel mode de vie la société doit tenir pour recevable ou générateur de considération.» Ce qui explique bien des choses ! Les valeurs, normes, règles, habitudes dégringolent en cascade jusqu'aux plus humbles.

Chacun veut s'élever plus haut que ses semblables, ceux de sa classe sociale, en prenant pour modèle celui fourni par la classe située juste au-dessus et finalement par les plus aisés dont le train de vie forme comme un idéal. Mais "Faire étalage", qui conduit à dévaliser les étalages, oblige aussi à les remplir. La machine à produire tourne à plein régime dans une "économie du superflu". Et surabondance de biens nuit.

"Possédés par leurs possessions", les consommateurs ne s'aperçoivent pas qu'ils creusent leur propre tombe en faisant "des jouissances et des biens matériels" l'alpha et l'oméga de leur existence. Car l'inégalité sociale progresse, la pauvreté ne diminue plus, et ce malgré la croissance qui, de plus, participe à la dégradation de l'environnement. Pourtant rien ne change. Pourquoi ? parce que la classe d'en haut en a décidé ainsi.

Veblen pensait que la société capitaliste évoluerait vers un régime de type militaire ou technocratique. Déjà notre système actuel se caractérise par l'influence décisive des dirigeants des grandes entreprises, des techniciens, des spécialistes, des hauts fonctionnaires, des hommes d'État... qui font prévaloir les aspects techniques ou économiques sur les considérations sociales et humaines. Alors, a-t-on encore besoin de la démocratie ?

19/09/2014

Le danger de s'approcher trop près de la vérité

Un remarquable dossier sur le philosophe Friedrich Nietzsche était paru dans le magazine Le Point il y a des années. Roger-Pol Droit y écrivait en particulier que «Chacune de ses formules a donné lieu à d'abondants contresens». Ainsi, la plus célèbre peut-être, la "mort de Dieu" «(...) n'est pas un événement immédiatement joyeux, disait-il. Le crépuscule du monothéisme est d'abord un temps d'errance. L'homme qui a tué Dieu est "le plus malheureux des hommes".

«Il voit s'ouvrir l'époque du "dernier homme", celui dont la volonté se réduit à rien, imbécile suffisant et veule, confortablement dépourvu de croyances et qui se croit heureux.» Et Roger-Pol Droit remarquait que «Toute ressemblance avec le consommateur des sociétés industrielles n'est pas fortuite. Ce temps du nihilisme triomphant est celui où les valeurs suprêmes se dévaluent, où la volonté décline, où l'on se dit "à quoi bon ?"».

Hannah Arendt, dans Condition de l'homme moderne, avançait l'idée que «Ce n'est pas l'athéisme (...) et le matérialisme (...) qui sapèrent la foi chrétienne (...), c'est plutôt l'angoisse, le doute à l'égard du salut chez des hommes authentiquement religieux pour qui le contenu traditionnel, la promesse traditionnelle du christianisme étaient devenus "absurdes"». A ce doute, Nietzsche ajoute la lucidité, cette "plaie toujours ouverte".

Peut-on vivre sans illusions, sans rêves, sans espoir ? De même que La Rochefoucauld (un des "moralistes" français que Nietzsche admirait le plus) disséquait dans ses Réflexions ou Sentences et Maximes morales, nos "vertus" : passions, sentiments, relations sociales..., et mettait à jour bien des "vices" : motivations égoïstes, intérêt..., Nietzsche plonge son scalpel dans «la naissance de notre morale - égalitaire, altruiste, compatissante.

«Il y trouve tout autre chose que des valeurs désintéressées. Derrière l'égalité, la vengeance des incapables. Derrière l'altruisme, le ressentiment et la haine hypocrites. Sous la pitié, la joie mauvaise du sadisme.» Même les idéaux, les grands principes cachent pour lui des motifs non honorables et avouables. Et puis «Ce qui est terrible sur cette terre, c'est que chacun a ses raisons» disait un personnage de La Règle du jeu de Jean Renoir.

Mais ce qui est terrible aussi c'est de devoir vivre avec ça, en sachant ça, en ne voyant plus que ça. Comme Icare, Nietzsche s'est sans doute approché trop près du Soleil. "Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort" disait-il ; sauf la maladie, notamment mentale. La raison de celui qui affirmait : "Nous apprenons trop, nous ne pensons pas assez", a fini par sombrer. Peut-être à force de trop penser s'est-il noyé dans ses pensées.